Cathy se mit en quête d’un peu d’eau. Elle aperçut un broc sur le buffet, remplit un verre et le lui apporta. Il la pria d’y ajouter une cuillerée de vin d’une bouteille qui se trouvait sur la table. Après avoir avalé quelques gorgées, il parut plus calme et lui dit qu’elle était bien aimable.
– Et êtes-vous content de me voir? demanda-t-elle en répétant sa première question, heureuse de découvrir sur son visage la trace d’un faible sourire.
– Oui, certainement. C’est une nouveauté que d’entendre une voix comme la vôtre. Mais j’ai été contrarié que vous ne vouliez pas venir. Papa jurait que c’était de ma faute; il me traitait d’être pitoyable, lamentable, insignifiant; il disait que vous me méprisiez et que, s’il eût été à ma place, il serait déjà le maître à la Grange, plus que ne l’est votre père. Mais vous ne me méprisez pas, n’est-ce pas, Miss…?
– Il faut m’appeler Catherine ou Cathy, interrompit ma jeune maîtresse. Vous mépriser? Non! Après papa et Hélène, je vous aime plus que personne. Je n’aime pas Mr Heathcliff, par exemple; je n’oserai pas venir quand il sera de retour. Restera-t-il parti plusieurs jours?
– Pas très longtemps. Mais il va souvent dans la lande, depuis que la saison de la chasse a commencé; vous pourriez passer une heure ou deux avec moi en son absence. Dites-moi que vous viendrez. Il me semble que je ne serais pas grognon avec vous; vous ne m’irriteriez pas et vous seriez toujours prête à m’assister, n’est-il pas vrai?
– Oui, répondit Catherine en caressant ses longs cheveux soyeux. Si je pouvais seulement obtenir le consentement de papa, je passerais la moitié de mon temps avec vous. Gentil Linton! je voudrais que vous fussiez mon frère.
– Et vous m’aimeriez alors autant que votre père, observa-t-il plus gaiement. Mais papa dit que vous m’aimeriez plus que votre père et que tout au monde si vous étiez ma femme; aussi est-ce ce que je préférerais que vous fussiez.
– Non, je n’aimerai jamais personne plus que papa, répondit-elle gravement. Puis il y a des gens qui détestent leur femme, quelquefois; mais jamais leurs sœurs ni leurs frères; et, si vous étiez mon frère, vous vivriez avec nous et papa aurait autant d’affection pour vous qu’il en a pour moi.
Linton nia qu’il y eût des gens qui détestassent leur femme; mais Catherine affirma qu’il y en avait et, dans sa sagesse, cita comme exemple l’aversion de son oncle pour sa tante. Je m’efforçai d’arrêter ses propos irréfléchis. Je n’y réussis pas avant qu’elle eût raconté tout ce qu’elle savait. Master Heathcliff, fort irrité, affirma que son récit était faux.
– Papa me l’a dit, et papa ne dit pas de mensonges, répondit-elle vivement.
– Mon papa, à moi, méprise le vôtre, s’écria Linton; il le traite de couard et de sot.
– Le vôtre est un méchant homme, répliqua Catherine, et c’est très mal à vous d’oser répéter ce qu’il dit. Il faut qu’il soit bien méchant pour que tante Isabelle l’ait abandonné comme elle l’a fait.
– Elle ne l’a pas abandonné. Vous n’avez pas le droit de me contredire.
– Elle l’a abandonné, cria ma jeune maîtresse.
– Eh bien! je vais vous dire quelque chose. Votre mère haïssait votre père: voilà!
– Oh! s’écria Catherine, trop exaspérée pour pouvoir continuer.
– Et elle aimait le mien.
– Petit menteur! Je vous déteste maintenant!
Elle haletait, la figure toute rouge de colère.
– Oui, oui, elle l’aimait! chantonna Linton. Il s’enfonça dans son fauteuil et renversa la tête pour jouir de l’émotion de son interlocutrice, qui était derrière lui.
– Silence, Master Heathcliff, dis-je. C’est votre père qui vous a raconté cela aussi, je suppose.
– Pas du tout: taisez-vous. Elle l’aimait, elle l’aimait, Catherine! Elle l’aimait, elle l’aimait!
Cathy, hors d’elle-même, poussa violemment le fauteuil, ce qui fit tomber Linton contre un des bras. Il fut pris aussitôt d’un accès de toux qui le suffoqua et qui mit rapidement fin à son triomphe. Cela dura si longtemps que j’en fus moi-même effrayée. Quant à sa cousine, elle pleurait tant qu’elle pouvait, atterrée du mal qu’elle avait causé: elle ne dit pourtant pas un mot. Je le soutins jusqu’à ce que l’accès fût passé. Alors il me repoussa et inclina silencieusement la tête. Catherine cessa ses lamentations, elle aussi, prit un siège en face de lui et regarda le feu d’un air grave.
– Comment vous sentez-vous maintenant, Master Heathcliff? demandai-je au bout de dix minutes.
– Je voudrais qu’elle éprouvât ce que j’éprouve, répondit-il. Malfaisante, cruelle créature! Hareton ne me touche jamais; il ne m’a jamais frappé de sa vie. J’allais mieux aujourd’hui, et voilà que…
Le reste de ses paroles se perdit dans un gémissement plaintif.
– Je ne vous ai pas frappé, murmura Catherine, se mordant les lèvres pour prévenir une nouvelle crise d’émotion.
Pendant un quart d’heure, il soupira et gémit, comme s’il souffrait beaucoup; pour inquiéter sa cousine, apparemment, car chaque fois qu’il l’entendait étouffer un sanglot il s’efforçait de rendre plus pathétiques les manifestations de sa douleur.
– Je suis désolée de vous avoir fait mal, Linton, dit-elle enfin, ne pouvant plus y tenir. Mais moi je n’aurais pas souffert de cette petite poussée et je n’avais pas idée que vous puissiez en souffrir. Ce n’est pas grand’chose, n’est-ce pas, Linton? Ne me laissez pas rentrer chez moi avec la pensée que je vous ai fait du mal. Répondez! Parlez-moi!
– Je ne peux pas vous parler, murmura-t-il. Vous m’avez fait tant de mal que je vais passer une nuit blanche à étrangler avec cette toux. Si elle vous tenait, vous verriez ce que c’est; mais vous dormirez tranquillement pendant que je souffrirai le martyre, et sans personne près de moi. Je voudrais savoir ce que vous diriez d’avoir à subir ces effroyables nuits!
Il se mit à gémir tout haut en s’apitoyant sur son propre sort.
– Puisque vous avez l’habitude de passer des nuits terribles, dis-je, ce n’est pas Miss qui aura troublé votre tranquillité; c’eût été la même chose si elle ne fût pas venue. Quoi qu’il en soit, elle ne vous dérangera plus; et vous vous calmerez peut-être quand nous vous aurons quitté.
– Faut-il que je m’en aille? demanda Catherine tristement en se penchant vers lui. Voulez-vous que je m’en aille, Linton?
– Vous ne pouvez pas remédier à ce que vous avez fait, répondit-il avec humeur, en se reculant; vous ne pouvez que l’aggraver en m’irritant jusqu’à ce que j’aie la fièvre.
– Alors il faut que je m’en aille? répéta-t-elle.
– Laissez-moi tranquille, au moins. Je ne puis pas supporter le bruit de vos paroles.
Elle hésitait et résista longtemps à mes efforts pour la décider à partir; mais, comme il ne levait pas la tête et, ne parlait pas, elle finit par faire un mouvement vers la porte et je la suivis. Un cri nous rappela. Linton avait glissé de son siège sur la pierre du foyer et restait là à se débattre, par pure perversité d’enfant qui se complaît dans son mal et qui a résolu d’être aussi insupportable et odieux que possible. Sa conduite ne laissait pas de doute sur ses intentions, et je vis aussitôt que ce serait folie de vouloir essayer de le satisfaire. Mais ma compagne ne pensait pas de même; elle revint en courant, tout effrayée, s’agenouilla, pleura, caressa, supplia, tant et si bien qu’il finit par se calmer, faute de souffle: mais pas du tout par remords de la désolation où il la plongeait.