– Je vais le mettre sur le banc, dis-je, et il se roulera comme il voudra: nous ne pouvons pas rester ici à le veiller. Je pense que vous êtes convaincue, Miss Cathy, que vous n’êtes pas la personne dont la présence peut le soulager et que son état de santé ne tient pas à son attachement pour vous. Là, le voilà installé! Venez. Dès qu’il verra qu’il n’y a plus personne pour s’occuper de ses sottises, il sera trop heureux de rester tranquille.
Elle plaça un coussin sous sa tête et lui offrit un peu d’eau qu’il repoussa. Puis il se tourna et se retourna péniblement sur le coussin, comme si c’eût été une pierre ou une pièce de bois. Elle essaya de le disposer plus commodément.
– Cela ne peut pas aller, dit-il; ce n’est pas assez haut.
Catherine en apporta un autre pour mettre par-dessus.
– C’est trop haut, murmura cet être exaspérant.
– Comment faut-il que je l’arrange, alors? demanda-t-elle d’un air désespéré.
Elle était à demi agenouillée près du banc; il se cramponna à elle et fit de son épaule un oreiller.
– Non, pas comme cela, dis-je. Vous vous contenterez du coussin, Master Heathcliff. Miss a déjà perdu trop de temps avec vous; nous ne pouvons pas rester cinq minutes de plus.
– Si, si, nous le pouvons! répliqua Catherine. Il est sage et patient, maintenant. Il commence à comprendre que j’aurai bien plus de chagrin que lui cette nuit, si j’ai lieu de croire que ma visite a aggravé son état; et alors je n’oserai pas revenir. Dites-moi la vérité là-dessus, Linton; car il ne faut pas que je revienne, si je vous ai fait du mal.
– Il faut que vous reveniez pour me guérir. Vous devez venir précisément parce que vous m’avez fait mal… grand mal, vous le savez bien! Je n’étais pas aussi souffrant quand vous êtes arrivée que je le suis à présent… n’est-ce pas vrai?
– Mais vous vous êtes rendu malade vous-même à force de pleurer et de vous mettre en colère, fis-je observer.
– Ce n’est pas moi qui en suis cause, dit sa cousine. En tout cas, nous allons être bons amis, à présent. Vous avez besoin de moi; vous aimeriez vraiment à me voir de temps en temps?
– Je vous l’ai dit, reprit-il avec impatience. Asseyez-vous sur le banc et laissez-moi m’appuyer sur vos genoux. C’est ainsi que faisait maman pendant des après-midi entières. Ne bougez pas et ne parlez pas. Mais vous pouvez me chanter une chanson, si vous savez chanter; ou vous pouvez me dire une longue, jolie et intéressante ballade… une de celles que vous m’aviez promis de m’apprendre; ou une histoire. Pourtant, j’aimerais mieux une ballade: commencez.
Catherine récita la plus longue de celles qu’elle put se rappeler. Ce passe-temps leur plaisait énormément à tous deux. Linton en voulut une autre, et encore une autre, en dépit de mes vives objections. Ils continuèrent de la sorte jusqu’à ce que la pendule sonnât midi. Nous entendîmes dans la cour Hareton, qui rentrait pour dîner.
– Et demain, Catherine, viendrez-vous demain? demanda le jeune Heathcliff. Il la retenait par sa robe tandis qu’elle se levait à contre-cœur.
– Non, répondis-je, ni après-demain non plus.
Mais elle lui fit évidemment une réponse différente, car le front de Linton s’éclaira comme elle se baissait et lui chuchotait quelque chose à l’oreille.
– Vous ne viendrez pas demain, ne l’oubliez pas. Miss! commençai-je dès que nous fûmes hors de la maison. Vous n’y songez pas, je pense?
Elle sourit.
– Oh! j’y veillerai, repris-je. Je ferai réparer cette serrure et vous ne pouvez pas vous échapper par ailleurs.
– Je puis passer par-dessus le mur, dit-elle en riant. La Grange n’est pas une prison, Hélène, et vous n’êtes pas ma geôlière. Et puis, j’ai presque dix-sept ans: je suis une femme. Je suis sûre que Linton se rétablirait vite s’il m’avait auprès de lui pour le soigner. Je suis plus âgée que lui, vous savez, et plus raisonnable, moins enfant, vous ne le nierez pas? Je me ferais bien vite obéir de lui, en le cajolant un peu; c’est un vrai petit bijou, quand il est sage. J’en ferais un agneau apprivoisé, s’il était à moi. Nous ne nous querellerions jamais, bien certainement, quand nous serions habitués l’un à l’autre. Est-ce que vous ne l’aimez pas, Hélène?
– L’aimer! m’écriai-je. C’est le plus hargneux des enfants maladifs qui ait jamais lutté pour traverser l’adolescence. Par bonheur, comme le prédisait Mr Heathcliff, il n’atteindra pas sa vingtième année. Je doute même qu’il voie le prochain printemps; et ce ne sera pas une grosse perte pour sa famille quand il disparaîtra. Il est heureux pour nous que son père l’ait repris: plus on le traiterait avec douceur, plus il serait insupportable et égoïste. Je suis bien contente que vous n’ayez aucune chance de l’avoir pour époux, Miss Catherine.
Ma compagne devint sérieuse en entendant ce discours. Parler de la mort de Linton avec autant d’insouciance blessait ses sentiments.
– Il est plus jeune que moi, reprit-elle après une méditation prolongée, et il devrait vivre plus longtemps. Il vivra… il faut qu’il vive aussi longtemps que moi. Il se porte maintenant aussi bien que quand il est arrivé dans le nord; j’en suis certaine. Ce n’est qu’un rhume qui le fait souffrir, un rhume comme celui de papa. Vous dites que papa guérira, et pourquoi pas lui?
– Bon, bon! Après tout, il est inutile de nous préoccuper de tout cela. Car, écoutez, Miss – et prenez garde, je tiendrai parole – si vous essayez de retourner à Hurle-Vent avec ou sans moi, j’avertirai Mr Linton. Sans sa permission, votre intimité avec votre cousin ne doit pas être renouée.
– Elle a été renouée, murmura Cathy d’un air boudeur.
– Ne doit pas continuer, alors.
– Nous verrons, répondit-elle.
Et elle partit au galop, me laissant peiner en arrière.
Nous arrivâmes l’une après l’autre à la maison avant l’heure du dîner. Mon maître, supposant que nous avions fait une excursion dans le parc, ne demanda aucune explication au sujet de notre absence. Dès que je fus rentrée, je me hâtai de changer de souliers et de bas; ceux que j’avais étaient trempés. Mais cette station prolongée à Hurle-Vent avait été mauvaise pour moi. Le lendemain matin j’étais alitée et, pendant trois semaines, je fus dans l’impossibilité de vaquer à mes occupations, infortune que je n’avais encore jamais subie auparavant et que je n’ai jamais subie depuis, grâce à Dieu.
Ma jeune maîtresse se conduisit comme un ange. Elle venait me soigner et égayer ma solitude. La réclusion m’affaiblit beaucoup. C’est une chose pénible pour quelqu’un d’actif et de remuant; mais il était difficile d’avoir moins de raisons de se plaindre que je n’en avais. Dès que Catherine quittait la chambre de Mr Linton, elle apparaissait à mon chevet. Sa journée était partagée entre nous deux; pas une minute n’était consacrée à l’amusement; elle négligeait ses repas, ses études et son jeu; c’était la garde la plus tendre qui eût jamais soigné une malade. Il fallait que son cœur fût bien chaud pour qu’elle, qui aimait tant son père, m’en donnât une telle part. Je disais que ses journées étaient partagées entre nous; mais le maître se retirait de bonne heure, et moi je n’avais en général besoin de rien après six heures, de sorte qu’elle avait sa soirée à elle. Pauvre petite! Je ne m’inquiétais jamais de ce qu’elle faisait de son temps après le thé. Et quoique, fréquemment, quand elle entrait chez moi pour me dire bonsoir, je remarquasse de fraîches couleurs sur ses joues et une certaine rougeur sur ses doigts effilés, au lieu de songer qu’une course à cheval à travers la lande, par ce temps froid, pouvait en être la cause, je les attribuais simplement à la vivacité du feu de la bibliothèque.