Le lundi de Pâques, Joseph alla à la foire de Gimmerton avec des bestiaux. L’après-midi, j’étais occupée à repasser du linge dans la cuisine. Earnshaw, morose comme à l’ordinaire, était assis au coin de la cheminée, et ma petite maîtresse tuait le temps en faisant des dessins sur les vitres de la fenêtre; elle variait cette distraction en chantonnant de temps à autre. Elle laissait échapper des exclamations et de rapides regards d’ennui et d’impatience dans la direction de son cousin, qui fumait imperturbablement, les yeux fixés, sur la grille. Comme je lui faisais observer qu’elle me cachait le jour, elle se dirigea vers le foyer. Je ne prêtais que peu d’attention à ses mouvements, quand tout à coup je l’entendis qui disait:
– J’ai découvert, Hareton, que je désire… que je suis heureuse… que je voudrais que vous fussiez mon cousin, maintenant, si vous n’étiez pas devenu si désagréable et si bourru avec moi.
Hareton ne répondit pas.
– Hareton! Hareton! Hareton! entendez-vous?
– Allez-vous-en! grogna-t-il avec une implacable brutalité.
– Laissez-moi prendre cette pipe, dit-elle. Elle avança prudemment la main et la lui retira de la bouche.
Avant qu’il eût pu essayer de la rattraper, la pipe était en morceaux et dans le feu. Il lança un juron et en prit une autre.
– Attendez, reprit-elle, il faut que vous m’écoutiez d’abord, et je ne peux pas parler au milieu de ces nuages qui voltigent dans ma figure.
– Allez au diable! s’écria-t-il d’un ton féroce, et laissez-moi la paix!
– Non, je n’irai pas. Je ne sais comment m’y prendre pour vous faire parler; vous êtes déterminé à ne pas comprendre. Quand je vous appelle imbécile, c’est sans conséquence; cela ne veut pas dire que je vous méprise. Allons, il ne faut pas que vous m’ignoriez, Hareton: vous êtes mon cousin et vous devez me reconnaître pour votre cousine.
– Je ne veux rien avoir à faire avec vous et votre sale orgueil, et vos farces de démon! J’irai en enfer, corps et âme, plutôt que de regarder encore de votre côté. Allons, écartez-vous de la grille à l’instant!
Catherine fronça le sourcil et se retira vers la fenêtre en se mordant les lèvres; elle essaya, en fredonnant un air fantasque, de cacher l’envie de pleurer qui la gagnait.
– Vous devriez vivre en bons termes, avec votre cousine, Mr Hareton, interrompis-je, puisqu’elle se repent de ses impertinences. Ce serait excellent pour vous; sa compagnie ferait de vous un autre homme.
– Sa compagnie! Quand elle me déteste et ne me juge pas digne de nettoyer ses souliers! Non, quand je devrais y perdre un royaume, je ne voudrais pas me déshonorer en recommençant à quêter ses bonnes grâces!
– Ce n’est pas moi qui vous déteste, c’est vous qui me détestez! dit en pleurant Catherine qui ne cherchait plus à cacher son émotion. Vous me haïssez autant que Mr Heathcliff me hait et même plus.
– Vous êtes une damnée menteuse! Pourquoi, alors, l’ai-je mis en colère en prenant cent fois votre parti? Et cela, quand vous vous moquiez de moi, que vous me méprisiez, et… Continuez à m’ennuyer, et je vais là-bas dire que vous m’avez rendu le séjour de la cuisine intenable.
– Je ne savais pas que vous aviez pris mon parti, répondit-elle en séchant ses larmes; j’étais méchante et cruelle pour tout le monde. Mais maintenant je vous remercie et je vous demande de me pardonner: que puis-je faire de plus?
Elle revint près du foyer et lui tendit franchement la main. Le visage de Hareton s’assombrit et se couvrit d’un nuage chargé d’orage; il tenait les poings résolument fermés et le regard fixé sur le sol. Catherine dut deviner d’instinct que c’était une obstination perverse et non de l’animosité, qui lui dictait cette attitude farouche; car, après être restée un instant indécise, elle se pencha et lui mit un léger baiser sur la joue. La petite coquine croyait que je ne l’avais pas vue; elle recula et reprit sa place près de la fenêtre avec un air de sainte nitouche. Je secouai la tête en signe de reproche. Elle rougit et me dit à l’oreille:
– Mais qu’aurais-je dû faire, Hélène? Il ne voulait pas me donner la main, il ne voulait pas me regarder: il faut bien que j’arrive à lui montrer que j’ai de l’affection pour lui… que je veux que nous soyons amis.
Ce baiser convainquit-il Hareton? c’est ce que je ne saurais dire. Il eut grand soin, pendant quelques minutes, de ne pas laisser voir son visage, et quand il releva la tête, il était fort embarrassé de savoir de quel côté tourner les yeux.
Catherine s’occupa à envelopper proprement dans du papier blanc un beau livre, et, l’ayant attaché avec un bout de ruban, elle y mit comme adresse: «Mr Hareton Earnshaw», puis me pria d’être son ambassadrice pour porter ce présent au destinataire.
– Et dites-lui que, s’il consent à le prendre, je viendrai lui apprendre à le lire correctement; que, s’il le refuse, je vais monter et que je ne le taquinerai plus jamais.
Je portai le paquet et répétai le message, surveillée avec inquiétude par ma maîtresse. Hareton ne voulut pas desserrer les doigts, de sorte que je dus poser le livre sur ses genoux; mais il ne le repoussa pas non plus. Je retournai à mon ouvrage. Catherine conserva la tête et les mains appuyées sur la table jusqu’à ce qu’elle entendît le léger bruissement du papier qui enveloppait le volume; alors elle s’approcha en catimini et s’assit tranquillement à côté de son cousin. Il tremblait et sa figure brillait: toute sa rudesse et sa dureté hargneuse avaient disparu. Il n’eut pas tout d’abord le courage de proférer une syllabe en réponse à son regard interrogateur et à la demande qu’elle murmura:
– Dites que vous me pardonnez, Hareton, dites-le. Vous pouvez me rendre si heureuse par ce simple petit mot!
Il marmotta quelque chose que je ne pus entendre.
– Et vous serez mon ami? ajouta Catherine.
– Non, vous auriez honte de moi tous les jours de votre existence: d’autant plus de honte que vous me connaîtriez mieux; et ce serait insupportable pour moi.
– Alors, vous ne voulez pas être mon ami? dit-elle avec un sourire doux comme le miel et en se glissant tout près de lui.
Je n’entendis plus de conversation distincte mais, en me retournant, j’aperçus, penchés sur la page du livre accepté, deux visages si radieux que je ne doutai pas que le traité n’eût été ratifié des deux parts; et les ennemis furent, dès lors, fidèles alliés.
L’ouvrage qu’ils examinaient était plein de très belles illustrations dont le charme, joint à celui de leur position, les tint immobiles jusqu’au retour de Joseph. Le pauvre homme fut complètement abasourdi à la vue de Catherine assise sur le même banc que Hareton Earnshaw, la main appuyée sur son épaule, et stupéfait de la manière dont son favori supportait ce voisinage; il en fut tellement affecté que de toute la soirée il ne fit pas une seule observation à ce sujet. Son émotion ne se révéla que par les profonds soupirs qu’il poussa quand il posa solennellement sa grande Bible sur la table et la couvrit de malpropres billets de banque tirés de son portefeuille, produit de ses transactions de la journée. Il finit par appeler Hareton, qui se leva.
– Porte ces billets au maître, mon gars, dit-il, et reste là-bas. J’montions dans ma chambre. C’t endroit-ci n’est point décent ni convenable pour nous; y faudra déménager et en chercher un autre.
– Allons Catherine, déclarai-je, il faut «déménager», nous aussi. J’ai fini mon repassage; êtes-vous disposée à monter?