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À l’interclasse un copain lui prit la main, lui ouvrit les doigts et déversa dans sa paume un petit tas de bonbons de toutes les couleurs. Elle les fixa avec stupeur, retourna sa main, les regardant tomber au sol.

— Excuse-moi. J’ai horreur de ça.

Elle l’embrassa sur la joue. Penaud, le garçon essayait de sourire.

— Tu es gentil, tu ne pouvais pas savoir. Je ne sais pas moi-même pourquoi j’ai réagi comme ça.

Elle mentait, le savait très bien.

— J’ai cru te faire plaisir, murmura-t-il. C’est à cause de ton frère qui a disparu que tu es si perturbée ? Je sais combien vous êtes malheureux de ne pas savoir ce qui lui est arrivé.

Elle glissa son bras sous le sien, l’entraîna plus loin.

— Parlons d’autre chose, veux-tu ?

D’où elle se trouvait, elle apercevait Julien très en verve auprès de plusieurs filles. Voyant qu’elle le fixait, il cessa de gesticuler.

Chapitre 2

Lorsqu’elle rentra, au début de l’après-midi, Ginette lui dit que leur mère était au commissariat central.

— Sûrement au sujet de votre frère. Ce pauvre petit !

Dès que Manuel était revenu vivre avec eux, elle l’avait couvé d’une affection trop mièvre, lui apportant du nougat que fabriquait son cousin d’Ollioules, « un nougat artisanal, pas comme celui de Montélimar ». On le lui coupait en tout petits morceaux pour prévenir une tendance au diabète diagnostiquée par leur médecin.

— Moi j’ai fini, je rentre. Dites à Madame que j’apporterai de la daube demain et des raviolis pour manger avec.

Elle n’aimait pas qu’on lui fasse préparer n’importe quoi, elle voulait que la famille Herkinson se nourrisse comme les gens du pays, des gens normaux comme elle, et non pas de poulets frits, de hamburgers et de pizzas surgelées. Des pizzas américaines de surcroît, même pas italiennes. Elle devait juger préférable pour eux quatre que le mari soit retourné là-bas, dans son pays à la cuisine bâclée, Chicago, et qu’ils retrouvent la vraie civilisation, la sienne.

Julia verrouilla la porte d’entrée à cause de M. Labartin. Il surveillait leurs allées et venues, savait quand Astrid ou bien elle se retrouvaient seules dans la grande maison. Il apparaissait alors à la grille mais n’osait aller plus loin depuis que Julien l’avait rembarré.

Ce harcèlement, d’après Julia, n’était pas uniquement sexuel. Elle aurait préféré qu’il s’exhibe en ouvrant son étemelle gabardine de couleur beige sale, comme si on y avait déversé un plein bol de café au lait. Certains soirs d’hiver, lorsque la nuit venait tôt, il arrivait là avec son chien horrible en laisse, le laissait lever la patte contre les piliers de la grille, comme pour provoquer celle qui le surveillait, toutes lumières éteintes, derrière les rideaux. Marquait-il son territoire par le biais de son cabot ?

— Son chien est affreux et dégoûtant, avait un jour déclaré Ginette. Moi je préfère les chats, c’est plus propre, plus indépendant. Je ne supporte pas qu’un chien vienne me lécher la main par exemple.

— Nous en avions un de très câlin, protestait Astrid. Renversé par une voiture, il a été amputé d’une patte arrière. Il trottait quand même, mais le vétérinaire nous a dit qu’il avait le coeur fragile. Il a fallu l’empêcher de courir, de se fatiguer. Monique, qui travaillait ici avant vous, n’était pas contente du tout à cause des poils qu’il perdait sur la couverture de mon lit. C’était là qu’il dormait, je ne pouvais quand même pas le chasser.

— Mon chat en ferait bien autant mais mon mari n’en veut pas, même aux pieds.

Ce jour-là, Julia avait redouté que sa mère ne raconte à Ginette l’histoire des bonbons multicolores, des Smarties.

— On l’appelait Zoup. À cause d’une chanson d’un comique d’autrefois qui disait « Zoup là », « Zoup là ». Tout petits, les enfants en raffolaient quand mon père leur passait ce disque rayé, les faisant sauter sur ses genoux en cadence. Ils ont baptisé le chien ainsi. En souvenir de papé Mounitier…

Le samedi, dans l’après-midi, Julia reprit un TER pour Marseille, un aller-retour. Il y aurait un match le soir même et déjà elle remarquait des supporters avec des peintures sur le visage. Au début de leurs recherches, elle n’osait pas montrer la photographie de Manuel, jusqu’à ce qu’elle en fasse tirer des dizaines d’exemplaires. Elle les distribuait et ensuite elle venait les reprendre. Une seule fois une jeune femme s’était souvenue des deux garçons, de Julien bien sûr, parce qu’il était beau, mais aussi de Manuel :

— Il avait sorti des petites voitures d’un sac et les alignait sur ses deux cuisses. Les gens riaient sans se rendre compte que le pauvre n’avait pas toute sa tête mais lui s’en moquait. Son frère m’a dit qu’ensemble ils allaient voir le match et je me souviens que lorsqu’il entendait ce mot il éclatait de rire et nous regardait, l’air heureux. J’ai su qu’il avait disparu, à Bandol paraît-il ?

Il y avait eu plusieurs articles dans les journaux, même les nationaux. Manuel serait descendu, se serait peut-être perdu dans les collines au-dessus de Bandol. Mais il pouvait également avoir quitté le train plus tôt. Le contrôleur avait bien poinçonné les deux billets, Julien lui expliquant que son frère était aux toilettes.

— Ce jeune homme m’a même montré le sac qui marquait la place de son frère.

Ce soir-là, exceptionnellement, les deux garçons avaient repris le TER de 19 h 57 à Marseille. Julien l’avait expliqué.

— Manuel était trop énervé, bien avant d’être au stade Vélodrome. J’ai préféré reprendre le train pour Toulon et il ne s’est pas mis en colère comme il aurait pu le faire. Dès qu’il a été assis dans le wagon, il a aligné ses petites voitures sur la banquette en face de lui. Il n’y avait que très peu de voyageurs. Un TGV nous a croisés et notre train a tremblé, les miniatures sont tombées. Il les a remises dans le sac, s’est levé. Je l’ai accompagné aux toilettes et je suis revenu m’asseoir justement parce qu’il m’avait laissé le sac. C’est alors que le contrôleur est passé. Manuel est revenu ensuite prendre son sac, est reparti. J’ai pensé qu’ayant réparé son oubli il était à nouveau dans les toilettes. Comme on arrivait à Bandol, j’ai voulu lui dire qu’il ne fallait pas les utiliser en gare, mais il n’y était plus. Je n’ai pas réalisé tout de suite qu’il aurait pu descendre. Le train reparti, j’ai continué de le chercher tout du long. J’ai averti le contrôleur, qui, à l’arrêt suivant, a donné l’alerte.

La jeune femme supporter lui parlait toujours mais Julia ne l’écoutait plus.

— C’est pourquoi votre frère ne vient plus aux matches ?

Elle paraissait le regretter, ne s’en cachait pas, regardant Julia tranquillement.

— Je comprends que ça doit bouleverser.

À Marseille, elle monta dans le train que les deux garçons avaient pris ce jour-là. Lorsque Julien annonçait à Manuel qu’il allait voir le match « pour de vrai », il ne le faisait que peu avant le départ, sinon le garçon entrait dans un état d’excitation difficile à contrôler, se tenait prêt, son sac en toile à la main, tremblant d’impatience. Mais le jour de sa disparition, l’OM recevait le PSG, et dans le wagon les supporters varois étaient survoltés, l’ambiance folle avec des chants, des cris hostiles aux Parisiens, comme si on leur avait déclaré la guerre.

— Je crois que Manuel a mal supporté cette véritable hystérie autour de lui, s’était justifié Julien. Je ne l’ai pas compris tout de suite car moi-même je me suis laissé gagner par cette fièvre excessive. C’est ensuite que je me suis rendu compte que Manuel ne pourrait aller jusqu’à la fin du match sans avoir une crise.