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Elles étaient rares mais il aurait suffi d’un rien. Par exemple que le sac des miniatures lui échappe et qu’il en perde une.

— Je peux vous demander, avait murmuré la jeune femme à l’aller, pourquoi votre frère avait ce sac plein de modèles réduits de voitures ?

Que croyait-elle cette jolie fille de rencontre, avoir droit à des confidences émouvantes ? Le souvenir de cette passion appartenait à la vie antérieure de Manuel et jamais elle n’en trahirait l’origine. C’était tout ce qui lui restait de son passé d’avant l’accident, quand il était un merveilleux garçon, d’une beauté à couper le souffle, que toutes les filles voulaient approcher, câlinant presque les deux jumeaux, espérant leur entremise.

À Bandol, penchée à la portière, elle repéra les rares personnes qui montaient. Elle alla les voir avec ses photos mais c’était inutile. Elles ne prenaient pas régulièrement le train, donnaient des explications sans intérêt qu’elle faisait mine d’écouter.

Lorsqu’elle fut à la maison, Astrid et Julien jouaient au Scrabble. Son jumeau ne prêtant aucune attention au match retransmis par la télévision, comme s’il avait perdu à jamais le goût du football avec l’absence inexpliquée de son frère. Astrid regarda brièvement sa fille dans l’espoir que celle-ci rapportait enfin un témoignage, mais n’insista pas. À quoi bon alors lui parler de cette jeune femme qui se rappelait que Manuel alignait les miniatures sur ses jambes ?

Lorsque plus tard elle redescendit pour boire un verre de lait, elle les entendit qui pouffaient dans la chambre d’Astrid. Une fois de plus Julien allait s’allonger à côté d’elle, racontant n’importe quelles bêtises, sachant que sa mère avait le rire facile, ferait ensuite semblant de s’endormir. Leur mère lui chuchoterait d’aller se coucher dans sa chambre mais sans aller jusqu’à le secouer pour le réveiller. Elle était ainsi Astrid, incapable de brusquer qui que ce soit, même l’odieux M. Labartin, incapable de donner des instructions à Ginette, de refuser sa nourriture provençale, quitte à jeter ensuite ces plats auxquels ils ne touchaient qu’à peine.

Sachant que son mari la trompait ouvertement, elle n’aurait jamais divorcé, par paresse, effroi des formalités. C’est lui qui organisa la séparation définitive. La maisonnée depuis tanguait de plus en plus fort, chacun face à son désarroi, face à une indépendance inattendue surtout, effrayante pour les uns, libératrice pour Julia. Manuel la vivait dans l’inconscience depuis son accident. Julien, lui, l’avait investie dans l’intimité de sa mère, souhaitant, clairement ou non, la priver en quelque sorte de la sienne.

Après quelques scrupules, quelques hésitations au début, Ginette avait mis la main sur l’intendance quotidienne, provisions, ménage, cuisine, hélas ! Ayant connu une autre civilisation dix ans durant, ils ne pouvaient plus se raccrocher à celle, généreuse mais sans nuances, de Ginette. Aussi tous trois se complaisaient à ce sujet dans leur duplicité. Manuel, lui, bâfrait tout ce qui se présentait, hot dogs et ailloli.

Le soir, Julia s’endormait avec de strictes résolutions qui structureraient leur vie dès le lendemain, car ils erraient chacun dans n’importe quelle direction.

Peut-être se surestimait-elle, se voyait-elle comme le noyau de toutes leurs activités stériles. Manuel était lui réellement parti dans une direction inconnue, peut-être par choix, et la famille Herkinson vivait à nouveau dans le provisoire.

Chapitre 3

— Non, il ne faut pas, le vétérinaire a été formel. Il a le cœur trop fragile et le jeu des Smarties le fatiguerait trop.

— Juste une fois, avait gémi Julien. On les sèmera tous les mètres au lieu de deux, on le surveillera.

— C’est stupide, avait déclaré Manuel. Puisque maman l’a décidé, c’est net, non ? Plus de jeu des Smarties !

Sans son accident de scooter, Manuel aurait fini à l’époque par imposer son autorité à la maison. Julien le craignait, Astrid écoutait ses suggestions, elle, Julia, l’admirait, jalouse de toutes ces nanas qui l’accablaient. Du moins c’était ce qu’il avait l’air, excédé parfois, de penser.

Avant qu’il ne soit amputé de sa patte, Zoup réclamait le jeu, capable d’aboyer des heures si on ne cédait pas. Il fallait l’enfermer, le temps de tout mettre en place. Comme un fou, il grattait le bas des portes, les labourait et Monique, la femme de ménage d’alors, avait fort à faire avec de la pâte à bois et de la cire pour réparer les dégâts.

Entre quinze et vingt Smarties, échelonnés sur les quarante mètres qui séparaient la porte arrière de la cuisine du chemin de terre. Ce chemin, qui appartenait à la famille d’Astrid, les Mounitier, était accessible depuis le jardin par un portillon toujours fermé à clé. Les anciens ateliers de la famille se trouvaient de l’autre côté mais depuis toujours l’accès en était interdit aux enfants. Zoup, parfois, réussissait à sauter la barrière et Astrid, affolée, l’appelait des heures, frémissante d’angoisse.

— C’est trop dangereux là-bas, des trous profonds, des machines rouillées. Des produits dangereux.

— Il faut vendre, lui conseillait Arthur, son mari, l’Américain.

— Plus tard.

Nostalgie ou lassitude face aux péripéties d’une telle transaction, tandis que les bâtiments de l’ancienne entreprise Mounitier succombaient lentement au fil des années. Une partie du toit, bientôt un mur, et un jour les barbelés n’en interdiraient plus l’accès aux enfants aventureux du voisinage.

Les derniers Smarties étaient donc disposés sur la murette du grillage. Quatre d’un coup en guise de prime pour l’habileté de Zoup.

— On joue en quinze, il doit en trouver quinze, annonçait Julien, et je parie dix euros sur un temps de deux minutes quarante secondes.

— Pari tenu, disait toujours Astrid. Je double.

— Deux minutes trente, précisait Manuel.

Julia se doutait que son jumeau entraînait Zoup clandestinement pour le chronométrer et parier au plus juste. Mais elle s’en moquait, annonçait n’importe quoi.

Monique aurait bien parié mais craignait de perdre. Elle se contentait de libérer le chien fou d’impatience et le chronométrage démarrait dès qu’il franchissait les trois marches de vieilles pierres d’un seul élan.

Il avait été décidé que le temps parié pouvait varier de plus ou moins deux secondes. Mais c’était Julien qui gagnait et qui récoltait ses gains dans un vieux chapeau de paille du grand-père Mounitier. Julia savait que son frère trichait, là comme partout ailleurs, au collège et plus tard au lycée. Il avait l’art de préparer ses antisèches sans jamais se faire prendre, laissant tout de même un doute à ses professeurs…

Depuis, l’Américain était rentré dans son pays, Zoup s’était fait happer par une voiture et ne quittait que rarement la chambre d’Astrid, faisant enrager Julien. Mais le chien n’avait pas oublié le jeu des Smarties et se plantait devant la porte de la cuisine donnant sur l’arrière de la maison, la grattait quelques secondes d’une patte avant, se résignait et retournait se coucher sur le lit de leur mère. Il ne le quittait que pour pignocher sans enthousiasme dans son écuelle, aller faire ses besoins au-dehors sous haute surveillance. Les Smarties qu’on lui donnait à la main ne l’intéressaient que peu.

— Il aime la compète, affirmait Julien. Il jouait pour le score, pas pour la gourmandise.

Un temps, il avait organisé le jeu dans la maison, y compris l’étage, malgré les protestations de sa mère et de sa soeur :

— Mais il devient de plus en plus habile avec sa seule patte arrière et ça lui fera un excellent entraînement. Vous verrez qu’il en redemandera.