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La prière est la plus douce consolation du malheureux, il devient plus fort quand il a prié; je me levai pleine de courage, et comme il commençait à faire sombre, je m’enfonçai dans un taillis pour y passer la nuit avec moins de risque; la sûreté où je me croyais, l’abattement dans lequel j’étais, le peu de joie que je venais de goûter, tout contribua à me faire passer une bonne nuit, et le soleil était déjà très haut quand mes yeux se rouvrirent à la lumière. C’est l’instant du réveil qui est le plus fatal pour les infortunés; le repos des sens, le calme des idées, l’oubli instantané de leurs maux, tout les rappelle au malheur avec plus de force, tout leur en rend alors le poids plus onéreux.

Eh bien, me dis-je, il est donc vrai qu’il y a des créatures humaines que la nature destine au même état que les bêtes féroces! cachée dans leur réduit, fuyant les hommes comme elles, quelle différence y a-t-il maintenant entre elles et moi? est-ce donc la peine de naître pour un sort aussi pitoyable! et mes larmes coulèrent avec abondance en formant ces tristes réflexions. Je les finissais à peine, lorsque j’entendis du bruit autour de moi; un instant je crus que c’était quelque bête, peu à peu je distinguai les voix de deux hommes.

– Viens, mon ami, viens, dit l’un d’eux, nous serons à merveille ici; la cruelle et fatale présence de ma mère ne m’empêchera pas au moins de goûter un moment avec toi les plaisirs qui me sont si chers…

Ils s’approchent, ils se placent tellement en face de moi qu’aucun de leurs propos… aucun de leurs mouvements ne peut m’échapper, et je vois…

Juste ciel, madame, dit Sophie en s’interrompant, est-il possible que le sort ne m’ait jamais placée que dans des situations si critiques qu’il devienne aussi difficile à la pudeur de les entendre que de les peindre?… Ce crime horrible qui outrage également et la nature et les lois, ce forfait épouvantable sur lequel la main de Dieu s’est appesantie tant de fois, cette infamie en un mot si nouvelle pour moi que je la concevais à peine, je la vis consommer sous mes yeux avec toutes les recherches impures, avec toutes les épisodes affreuses que pouvait y mettre la dépravation la plus réfléchie.

L’un de ces hommes, celui qui dominait l’autre, était âgé de vingt-quatre ans, il était en surtout vert et assez proprement mis pour faire croire que sa condition devait être honnête; l’autre paraissait un jeune domestique de sa maison, d’environ dix-sept à dix-huit ans et d’une fort jolie figure. La scène fut aussi longue que scandaleuse, et ce temps me part d’autant plus cruel, que je n’osai bouger de peur d’être aperçue.

Enfin les criminels acteurs qui la composaient, rassasiés sans doute, se levèrent pour regagner le chemin qui devait les conduire chez eux, lorsque le maître s’approcha du buisson qui me recelait pour y satisfaire un besoin. Mon bonnet élevé me trahit, il l’aperçoit:

– Jasmin, dit-il à son jeune Adonis, nous sommes trahis, mon cher… une fille, une profane a vu nos mystères; approche-toi, sortons cette coquine de là et sachons ce qu’elle y peut faire.

Je ne leur donnai pas la peine de m’aider à sortir de mon asile; m’en arrachant aussitôt moi-même et tombant à leurs pieds:

– Oh messieurs, m’écriai-je en étendant les bras vers eux, daignez avoir pitié d’une malheureuse dont le sort est plus à plaindre que vous ne pensez; il est bien peu de revers qui puissent égaler les miens; que la situation où vous m’avez trouvée ne vous fasse naître aucun soupçon sur moi, elle est l’ouvrage de ma misère bien plutôt que de mes torts; loin d’augmenter la somme des maux qui m’accablent, veuillez la diminuer au contraire en me facilitant les moyens d’échapper à la rigueur qui me poursuit.

M. de Bressac, c’était le nom du jeune homme entre les mains duquel je tombais, avec un grand fonds de libertinage dans l’esprit, n’était pas pourvu d’une dose bien abondante de commisération dans le cœur. Il n’est malheureusement que trop commun de voir la débauche des sens éteindre absolument la pitié dans l’homme; son effet ordinaire est d’endurcir; soit que la plus grande partie de ses écarts nécessite une sorte d’apathie dans l’âme, soit que la secousse violente qu’elle imprime à la masse des nerfs diminue la sensibilité de leur action, toujours est-il qu’un débauché de profession est rarement un homme pitoyable. Mais à cette cruauté naturelle dans l’esprit de gens dont j’esquisse le caractère, il se joignait encore dans M. de Bressac un dégoût si marqué pour notre sexe, une haine si invétérée pour tout ce qui le caractérisait, qu’il était difficile que je parvinsse à placer dans son âme les sentiments dont je voulais l’émouvoir.

– Que fais-tu là enfin, tourterelle des bois, me dit assez durement pour toute réponse cet homme que je voulais attendrir… parle vrai, tu as vu tout ce qui s’est passé entre ce jeune homme et moi, n’est-ce pas?

– Moi, non, monsieur, m’écriai-je aussitôt, ne croyant faire aucun mal en déguisant cette vérité, soyez bien assuré que je n’ai vu que des choses très simples; je vous ai vus, monsieur et vous, assis tous deux sur l’herbe, j’ai cru m’apercevoir que vous y avez causé un instant, soyez bien assuré que voilà tout.

– Je le veux croire, répondit M. de Bressac, et cela pour ta tranquillité, car si j’imaginais que tu eusses pu voir autre chose, tu ne sortirais jamais de ce buisson… Allons, Jasmin, il est de bonne heure, nous avons le temps d’ouïr les aventures de cette catin; qu’elle nous les dise dans l’instant, ensuite nous l’attacherons à ce gros chêne et nous lui essaierons nos couteaux de chasse sur le corps.

Nos jeunes gens s’assirent, ils m’ordonnèrent de me placer près d’eux et là, je leur racontai ingénument tout ce qui m’était arrivé depuis que j’étais dans le monde.

– Allons, Jasmin, dit M. de Bressac en se levant dès que j’eus fini, soyons justes une fois dans notre vie, mon cher; l’équitable Thémis a condamné cette coquine, ne souffrons pas que les vues de la déesse soient aussi cruellement frustrées, et faisons subir à la criminelle l’arrêt qu’elle allait encourir; ce n’est pas un crime que nous allons commettre, c’est une vertu, mon ami, c’est un rétablissement dans l’ordre moral des choses, et puisque nous avons le malheur de le déranger quelquefois, rétablissons-le courageusement du moins quand l’occasion s’en présente.

Et les cruels m’ayant enlevée de ma place me traînaient déjà vers l’arbre indiqué, sans être touchés ni de mes gémissements, ni de mes larmes.

– Lions-la dans ce sens-ci, dit Bressac à son valet en m’appuyant le ventre contre l’arbre.

Leurs jarretières, leurs mouchoirs, tout servit et en une minute, je fus garrottée si cruellement qu’il me devint impossible de faire usage d’aucun de mes membres; cette opération faite, les scélérats détachèrent mes jupes, relevèrent ma chemise sur mes épaules, et mettant leur couteau de chasse à la main, je crus qu’ils allaient pourfendre toutes les parties postérieures qu’avait découvertes leur brutalité.

– En voilà assez, dit Bressac sans que j’eusse encore reçu un seul coup, en voilà assez pour qu’elle nous connaisse, pour qu’elle voie ce que nous pouvons lui faire et pour la tenir dans notre dépendance. Sophie, continua-t-il en détachant mes liens, rhabillez-vous, soyez discrète et suivez-nous; si vous vous attachez à moi, vous n’aurez pas lieu de vous en repentir, mon enfant, il faut une seconde femme de chambre à ma mère, je vais vous présenter à elle… sur la foi de vos récits je vais lui répondre de votre conduite, mais si vous abusez de mes bontés, ou que vous trahissiez ma confiance, regardez bien cet arbre qui devait vous servir de lit funèbre, souvenez-vous qu’il n’est qu’à une lieue du château où je vous conduis et qu’à la plus légère faute vous y serez à l’instant ramenée…

Déjà rhabillée, à peine trouvais-je des expressions pour remercier mon bienfaiteur, je me jetai à ses pieds… j’embrassais ses genoux, je lui faisais tous les serments possibles d’une bonne conduite, mais aussi insensible à ma joie qu’à ma douleur:

– Marchons, dit M. de Bressac, c’est votre conduite qui parlera pour vous et c’est elle seule qui réglera votre sort.

Nous cheminâmes. Jasmin et son maître causaient ensemble, et je les suivais humblement sans mot dire; une petite heure nous rendit au château de Mme la comtesse de Bressac et la magnificence des entours me fit voir que quelque poste que je dusse remplir dans cette maison-ci, il serait assurément plus lucratif pour moi que celui de la gouvernante en chef de M. et de Mme Du Harpin. On me fit attendre dans un office où Jasmin me fit très honnêtement déjeuner; pendant ce temps M. de Bressac monta chez sa mère, il la prévint et une demi-heure après il vint me chercher lui-même pour me présenter à elle.

Mme de Bressac était une femme de quarante-cinq ans, très belle encore et qui me parut fort honnête et principalement fort humaine, quoiqu’elle mêlât un peu de sévérité dans ses principes et dans ses propos; veuve depuis deux ans d’un homme de fort grande maison mais qui l’avait épousée sans autre fortune que le beau nom qu’il lui donnait, tous les biens que pouvait espérer le jeune marquis de Bressac dépendaient donc de cette mère et ce qu’il avait eu de son père lui donnait à peine de quoi s’entretenir. Mme de Bressac y joignait une pension considérable, mais il s’en fallait bien qu’elle suffît aux dépenses aussi considérables qu’irrégulières de son fils; il y avait au moins soixante mille livres de rentes dans cette maison, et M. de Bressac n’avait ni frère ni sœur; on n’avait jamais pu le déterminer à entrer au service; tout ce qui l’écartait de ses plaisirs de choix était si insupportable pour lui qu’il était impossible de lui faire accepter aucune chaîne. Madame la comtesse et son fils passaient trois mois de l’année dans cette terre et le reste du temps à Paris, et ces trois mois qu’elle exigeait de son fils de passer avec elle étaient déjà une bien grande gêne pour un homme qui ne quittait jamais le centre de ses plaisirs sans être au désespoir.

Le marquis de Bressac m’ordonna de raconter à sa mère les mêmes choses que je lui avais dites, et dès que j’eus fini mon récit:

– Votre candeur et votre naïveté, me dit Mme de Bressac, ne me permettent pas de douter de votre innocence. Je ne prendrai d’autres informations sur vous que de savoir si vous êtes réellement comme vous me le dites la fille de l’homme que vous m’indiquez; si cela est, j’ai connu votre père, et cela me deviendra une raison de plus pour m’intéresser à vous. Quant à votre affaire de chez Du Harpin, je me charge d’arranger cela en deux visites chez le chancelier, mon ami depuis des siècles; c’est l’homme le plus intègre qu’il y ait en France; il ne s’agit que de lui prouver votre innocence pour anéantir tout ce qui a été fait contre vous et pour que vous puissiez reparaître sans nulle crainte à Paris… mais réfléchissez bien, Sophie, que tout ce que je vous promets ici n’est qu’au prix d’une conduite intacte; ainsi vous voyez que les reconnaissances que j’exige de vous tourneront toujours à votre profit.