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Je me jetai aux pieds de Mme de Bressac, je l’assurai qu’elle n’aurait jamais lieu que d’être contente de moi et dès l’instant je fus installée chez elle sur le pied de sa seconde femme de chambre. Au bout de trois jours les informations qu’avait faites Mme de Bressac à Paris arrivèrent telles que je pouvais les désirer, et toutes les idées de malheur s’évanouirent enfin de mon esprit pour n’être plus remplacées que par l’espoir des plus douces consolations qu’il dût m’être permis d’attendre; mais il n’était pas écrit dans le ciel que la pauvre Sophie dût jamais être heureuse, et si quelques moments de calme naissaient fortuitement pour elle, ce n’était que pour lui rendre plus amers ceux d’horreur qui devaient les suivre.

A peine fûmes-nous à Paris que Mme de Bressac s’empressa de travailler pour moi. Le premier président voulut me voir, il écouta mes malheurs avec intérêt, la coquinerie de Du Harpin mieux approfondie fut reconnue, on se convainquit que si j’avais profité de l’incendie des prisons du palais, au moins n’y avais-je participé pour rien et toute procédure s’anéantit (m’assura-t-on) sans que les magistrats qui s’en mêlèrent crussent devoir y employer d’autres formalités.

Il est aisé d’imaginer combien de tels procédés m’attachaient à Mme de Bressac; n’eût-elle pas eu d’ailleurs pour moi toute sorte de bontés, comment de pareilles démarches ne m’eussent-elles pas liée pour jamais à une protectrice aussi précieuse? Il s’en fallait bien pourtant que l’intention du jeune marquis de Bressac fût de m’enchaîner aussi intimement à sa mère; indépendamment des désordres affreux du genre que je vous ai peint, dans lequel se plongeait aveuglément ce jeune homme bien plus à Paris qu’à la campagne, je ne fus pas longtemps à m’apercevoir qu’il détestait souverainement la comtesse. Il est vrai que celle-ci faisait tout au monde ou pour arrêter ses débauches ou pour les contrarier, mais comme elle y employait peut-être un peu trop de rigueur, le marquis, plus enflammé par les effets mêmes de cette sévérité, ne s’y livrait qu’avec plus d’ardeur, et la pauvre comtesse ne retirait de ses persécutions que de se faire souverainement haïr.

– Ne vous imaginez pas, me disait très souvent le marquis, que ce soit d’elle-même que ma mère agisse dans tout ce qui vous intéresse; croyez, Sophie, que si je ne la harcelais à tout instant, elle se ressouviendrait à peine des soins qu’elle vous a promis; elle vous fait valoir tous ses pas, tandis qu’ils n’ont été faits que par moi. J’ose le dire, c’est donc à moi seul que vous devez quelque reconnaissance, et celle que j’exige de vous doit paraître d’autant plus désintéressée, que vous en savez assez pour être bien sûre, quelque jolie que vous puissiez être, que ce n’est pas à vos faveurs que je prétends… Non, Sophie, non, les services que j’attends de vous sont d’un tout autre genre, et quand vous serez bien convaincue de tout ce que j’ai fait pour vous, j’espère que je trouverai dans votre âme tout ce que je suis en droit d’en attendre…

Ces discours me paraissaient si obscurs, que je ne savais comment y répondre; je le faisais pourtant à tout hasard et peut-être avec trop de facilité.

C’est ici le moment de vous apprendre, madame, le seul tort réel que j’ai eu à me reprocher de ma vie… que dis-je un tort, une extravagance qui n’eut jamais rien d’égal… mais au moins ce n’est pas un crime, c’est une simple erreur qui n’a puni que moi et dont il ne me paraît pas que la main équitable du ciel ait dû se servir pour m’entraîner dans l’abîme qui s’ouvrait insensiblement sous mes pas. Il m’avait été impossible de voir le marquis de Bressac sans me sentir entraînée vers lui par un mouvement de tendresse que rien n’avait pu vaincre en moi. Quelques réflexions que je fisse sur son éloignement pour les femmes, sur la dépravation de ses goûts, sur les distances morales qui nous séparaient, rien, rien au monde ne pouvait éteindre cette passion naissante et si le marquis m’eût demandé ma vie, je la lui aurais sacrifiée mille fois, croyant encore ne rien faire pour lui. Il était loin de soupçonner des sentiments que je tenais aussi soigneusement renfermés dans mon cœur… il était loin, l’ingrat, de démêler la cause des pleurs que versait journellement la malheureuse Sophie sur les désordres honteux qui le perdaient, mais il lui était impossible pourtant de ne pas se douter du désir que j’avais de voler au-devant de tout ce qui pouvait lui plaire, il ne se pouvait pas qu’il n’entrevît mes prévenances… Trop aveugles sans doute, elles allaient jusqu’au point de servir même ses erreurs autant au moins que la décence pouvait me le permettre et de les déguiser toujours à sa mère. Cette manière de me conduire m’avait en quelque façon valu sa confiance, et tout ce qui venait de lui m’était si précieux, je m’aveuglais tellement sur le peu que m’offrait son cœur, que j’eus quelquefois l’orgueil de croire que je ne lui étais pas indifférente, mais combien l’excès de ses désordres me désabusait promptement! Ils étaient tels que non seulement la maison était remplie de domestiques sur cet exécrable ton près de moi, mais qu’il soudoyait encore même en dehors une foule de mauvais sujets, ou chez lesquels il allait, ou qui venaient journellement chez lui, et comme ce goût, tout odieux qu’il est, n’est pas un des moins chers, le marquis se dérangeait prodigieusement. Je prenais quelquefois la liberté de lui représenter tous les inconvénients de sa conduite; il m’écoutait sans répugnance, puis finissait par me dire qu’on ne se corrigeait pas de l’espèce de vice qui le dominait, que reproduit sous mille formes diverses, il avait des branches différentes pour chaque âge, qui rendant de dix en dix ans ses sensations toujours nouvelles, y faisaient tenir jusqu’au tombeau ceux qui avaient le malheur de l’encenser… Mais si j’essayais de lui parler de sa mère et des chagrins qu’il lui donnait, je ne voyais plus que du dépit, de l’humeur, de l’irritation et de l’impatience de voir si longtemps en de telles mains un bien qui devrait déjà lui appartenir, la haine la plus invétérée contre cette mère respectable et la révolte la plus constatée contre les sentiments de la nature. Serait-il donc vrai que quand on est parvenu à transgresser aussi formellement dans ses goûts les lois de cet organe sacré, la suite nécessaire de ce premier crime fût une affreuse facilité à commettre impunément tous les autres?

Quelquefois je me servais des moyens de la religion; presque toujours consolée par elle, j’essayais de faire passer ses douceurs dans l’âme de ce pervers, à peu près sûre de le captiver par de tels liens si je parvenais à lui en faire partager les charmes. Mais le marquis ne me laissa pas longtemps employer de telles voies avec lui; ennemi déclaré de nos saints mystères, frondeur opiniâtre de la pureté de nos dogmes, antagoniste outré de l’existence d’un être suprême, M. de Bressac au lieu de se laisser convertir par moi chercha bien plutôt à me corrompre.

– Toutes les religions partent d’un principe faux, Sophie, me disait-il, toutes supposent comme nécessaire le culte d’un être créateur; or, si ce monde éternel, comme tous ceux au milieu desquels il flotte dans les plaines infinies de l’espace, n’a jamais eu de commencement et ne doit jamais avoir de fin, si toutes les productions de la nature sont des effets résultatifs des lois qui l’enchaînent elle-même, si son action et sa réaction perpétuelles supposent le mouvement essentiel à son essence, que devient le moteur que vous lui prêtez gratuitement? Daigne le croire, Sophie, ce dieu que tu admets n’est que le finit de l’ignorance d’un côté et de la tyrannie de l’autre; quand le plus fort voulut enchaîner le plus faible, il lui persuada qu’un dieu sanctifiait les fers dont il l’accablait, et celui-ci abruti par sa misère crut tout ce que l’autre voulut. Toutes les religions, suites fatales de cette première fable, doivent donc être dévouées au mépris comme elle, il n’en est pas une seule qui ne porte l’emblème de l’imposture et de la stupidité; je vois dans toutes des mystères qui font frémir la raison, des dogmes outrageant la nature et des cérémonies grotesques qui n’inspirent que la dérision. A peine eus-je les yeux ouverts, Sophie, que je détestai ces horreurs, je me fis une loi de les fouler aux pieds, un serment de n’y revenir de mes jours; imite-moi si tu veux être raisonnable.

– Oh monsieur, répondis-je au marquis, vous priveriez une malheureuse de son plus doux espoir si vous lui enleviez cette religion qui la console; fermement attachée à ce qu’elle enseigne, absolument convaincue que tous les coups qui lui sont portés ne sont que l’effet du libertinage et des passions, irai-je sacrifier à des sophismes qui me font frémir l’idée la plus douce de ma vie?

J’ajoutai à cela mille autres raisonnements dictés par ma raison, épanchés par mon cœur, mais le marquis n’en faisait que rire, et ses principes captieux, nourris d’une éloquence plus mâle, soutenus de lectures que je n’avais heureusement jamais faites, renversaient toujours tous les miens. Mme de Bressac remplie de vertu et de piété n’ignorait pas que son fils soutenait ses écarts par tous les paradoxes de l’incrédulité; elle en gémissait souvent avec moi, et comme elle daignait me trouver un peu plus de bon sens qu’aux autres femmes qui l’entouraient, elle aimait à me confier ses chagrins.

Cependant les mauvais procédés de son fils redoublaient pour elle; il était au point de ne plus s’en cacher, non seulement il avait entouré sa mère de toute cette canaille dangereuse servant à ses plaisirs, mais il avait poussé l’insolence jusqu’à lui déclarer devant moi, que si elle s’avisait de contrarier encore ses goûts, il la convaincrait du charme dont ils étaient en s’y livrant à ses yeux mêmes. Je gémissais de ces propos et de cette conduite, je tâchais d’en tirer au fond de moi-même des motifs pour étouffer dans mon âme cette malheureuse passion qui la dévorait… mais l’amour est-il un mal dont on puisse guérir? Tout ce que je cherchais à lui opposer n’attisait que plus vivement sa flamme, et le perfide Bressac ne me paraissait jamais plus aimable que quand j’avais réuni devant moi tout ce qui devait m’engager à le haïr.