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M. Du Harpin très étonné de ma réponse, n’osant insister davantage, mais me gardant une rancune secrète, me dit que ce qu’il en faisait était pour m’éprouver, que j’étais bien heureuse d’avoir résisté à cette offre insidieuse de sa part et que j’eusse été une fille pendue si j’avais succombé. Je me payai de cette réponse, mais je sentis dès lors et les malheurs qui me menaçaient par une telle proposition, et le tort que j’avais eu de répondre aussi fermement. Il n’y avait pourtant point eu de milieu, ou il eût fallu que je commisse le crime dont on me parlait, ou il devenait nécessaire que j’en rejetasse aussi durement la proposition; avec un peu plus d’expérience j’aurais quitté la maison dès l’instant, mais il était déjà écrit sur la page de mes destins que chacun des mouvements honnêtes où mon caractère me porterait, devait être payé d’un malheur, il me fallait donc subir mon sort sans qu’il me fût possible d’échapper.

M. Du Harpin laissa couler près d’un mois, c’est-à-dire à peu près jusqu’à l’époque de la révolution de la seconde année de mon séjour chez lui, sans dire un mot, et sans témoigner le plus léger ressentiment du refus que je lui avais fait, lorsqu’un soir, ma besogne finie, venant de me retirer dans ma chambre pour y goûter quelques heures de repos, j’entendis tout à coup jeter ma porte en dedans et vis non sans effroi M. Du Harpin conduisant un commissaire et quatre soldats du guet auprès de mon lit.

– Faites votre devoir, monsieur, dit-il à l’homme de justice, cette malheureuse m’a volé un diamant de mille écus, vous le trouverez dans sa chambre ou sur elle, le fait est inévitable.

– Moi vous avoir volé, monsieur, dis-je en me jetant toute troublée au bas de mon lit, moi, monsieur, ah qui sait mieux que vous combien une telle action me répugne et l’impossibilité qu’il y a que je l’aie commise!

Mais M. Du Harpin faisant beaucoup de bruit, pour que mes paroles ne fussent pas entendues, continua d’ordonner les perquisitions, et la malheureuse bague fut trouvée dans un de mes matelas. Avec des preuves de cette force il n’y avait pas à répliquer, je fus à l’instant saisie, garrottée et conduite ignominieusement dans la prison du palais, sans qu’il me fût seulement possible de faire entendre un mot de tout ce que je pus dire pour ma justification.

Le procès d’une infortunée qui n’a ni crédit, ni protection est promptement fait en France. On y croit la vertu incompatible avec la misère, et l’infortune dans nos tribunaux est une preuve complète contre l’accusé; une injuste prévention y fait croire que celui qui a dû commettre le crime l’a commis, les sentiments s’y mesurent sur l’état dans lequel on vous trouve et sitôt que des titres ou de la fortune ne prouvent pas que vous devez être honnête, l’impossibilité que vous le soyez devient démontrée tout de suite.

J’eus beau me défendre, j’eus beau fournir les meilleurs moyens à l’avocat de forme qu’on me donna pour un instant, mon maître m’accusait, le diamant s’était trouvé dans ma chambre, il était clair que je l’avais volé. Lorsque je voulus citer le trait horrible de M. Du Harpin et prouver que le malheur qui m’arrivait n’était qu’une suite de la vengeance et de l’envie qu’il avait de se défaire d’une créature qui, tenant son secret, devenait maîtresse de sa réputation, on traita ces plaintes de récriminations, on me dit que M. Du Harpin était connu depuis quarante ans pour un homme intègre et incapable d’une telle horreur, et je me vis au moment d’aller payer de ma vie le refus que j’avais fait de participer à un crime, lorsqu’un événement inattendu vint, en me rendant libre, me replonger dans les nouveaux revers qui m’attendaient encore dans le monde.

Une femme de quarante ans que l’on nommait la Dubois, célèbre par des horreurs de toutes les espèces, était également à la veille de subir un jugement de mort, plus mérité du moins que le mien, puisque ses crimes étaient constatés, et qu’il était impossible de m’en trouver aucun. J’avais inspiré une sorte d’intérêt à cette femme; un soir, fort peu de jours avant que nous ne dussions perdre l’une et l’autre la vie, elle me dit de ne pas me coucher, mais de me tenir avec elle sans affectation, le plus près que je pourrais des portes de la prison.

– Entre minuit et une heure, poursuivit cette heureuse scélérate, le feu prendra dans la maison… c’est l’ouvrage de mes soins, peut-être y aura-t-il quelqu’un de brûlé, peu importe, ce qu’il y a de sûr c’est que nous nous sauverons; trois hommes, mes complices et mes amis, se joindront à nous et je te réponds de ta liberté.

La main du ciel qui venait de punir l’innocence dans moi servit le crime dans ma protectrice, le feu prit, l’incendie fut horrible, il y eut dix personnes de brûlées, mais nous nous sauvâmes; dès le même jour nous gagnâmes la chaumière d’un braconnier de la forêt de Bondy, espèce de fripon différent, mais des intimes amis de notre bande.

– Te voilà libre, ma chère Sophie, me dit alors la Dubois, tu peux maintenant choisir tel genre de vie qu’il te plaira, mais si j’ai un conseil à te donner, c’est de renoncer à des pratiques de vertu qui comme tu vois ne font jamais réussi; une délicatesse déplacée t’a conduite au pied de l’échafaud, un crime affreux m’en sauve; regarde à quoi le bien sert dans le monde, et si c’est la peine de s’immoler pour lui. Tu es jeune et jolie, je me charge de ta fortune à Bruxelles si tu veux; j’y vais, c’est ma patrie; en deux ans je te mets au pinacle, mais je t’avertis que ce ne sera point par les étroits sentiers de la vertu que je te conduirai à la fortune; il faut à ton âge entreprendre plus d’un métier, et servir à plus d’une intrigue quand on veut faire promptement son chemin… Tu m’entends, Sophie… tu m’entends, décide-toi donc vite, car il faut gagner du champ, nous n’avons de sûreté ici que pour peu d’heures.

– Oh madame, dis-je à ma bienfaitrice, je vous ai de grandes obligations, vous m’avez sauvé la vie, je suis désespérée sans doute de ne le devoir qu’à un crime et vous pouvez être très sûre que s’il m’eût fallu y participer, j’eusse mieux aimé périr que de le faire. Je ne sais que trop quels dangers j’ai courus pour m’être abandonnée aux sentiments d’honnêteté qui germeront toujours dans mon cœur, mais quelles que puissent être les épines de la vertu, je les préférerai toujours aux fausses lueurs de prospérité, dangereuses faveurs qui accompagnent un instant le crime. Il est dans moi des idées de religion qui grâces au ciel ne m’abandonneront jamais. Si la providence me rend pénible la carrière de la vie, c’est pour m’en dédommager plus amplement dans un monde meilleur; cette espérance me console, elle adoucit tous mes chagrins, elle apaise mes plaintes, elle me fortifie dans l’adversité et me fait braver tous les maux qu’il lui plaira de m’offrir. Cette joie s’éteindrait aussitôt dans mon cœur si je venais à le souiller par des crimes, et avec la crainte de revers encore plus terribles en ce monde j’aurais l’aspect affreux des châtiments que la justice céleste réserve dans l’autre à ceux qui l’outragent.

– Voilà des systèmes absurdes qui te conduiront bientôt à l’hôpital, ma fille, dit la Dubois en fronçant le sourcil, crois-moi, laisse là la justice céleste, tes châtiments, ou tes récompenses à venir, tout cela n’est bon qu’à oublier quand on sort de l’école ou qu’à faire mourir de faim si l’on a la bêtise d’y croire, quand on est une fois dehors. La dureté des riches légitime la coquinerie des pauvres, mon enfant; que leur bourse s’ouvre à nos besoins, que l’humanité règne dans leur cœur, et les vertus pourraient s’établir dans le nôtre, mais tant que notre infortune, notre patience à la supporter, notre bonne foi, notre asservissement ne serviront qu’à doubler nos fers, nos crimes deviendront leur ouvrage et nous serions bien dupes de nous les refuser pour amoindrir un peu le joug dont ils nous chargent. La nature nous a fait naître tous égaux, Sophie; si le sort se plaît à déranger ce premier plan des lois générales, c’est à nous d’en corriger les caprices, et de réparer par notre adresse les usurpations des plus forts… J’aime à les entendre, ces gens riches, ces juges, ces magistrats, j’aime à les voir nous prêcher la vertu; il est bien difficile de se garantir du vol quand on a trois fois qu’il ne faut pour vivre, bien difficile de ne jamais concevoir le meurtre quand on est entouré que d’adulateurs ou d’esclaves soumis, énormément pénible en vérité d’être tempérant et sobre quand la volupté les enivre et que les mets les plus succulents les entourent, ils ont bien de la peine à être francs quand il ne se présente jamais pour eux aucun intérêt de mentir. Mais nous, Sophie, nous que cette providence barbare dont tu as la folie de faire ton idole, a condamnés à ramper sur la terre comme le serpent dans l’herbe, nous qu’on ne voit qu’avec dédain, parce que nous sommes pauvres, qu’on humilie parce que nous sommes faibles, nous qui ne trouvons enfin sur toute la surface du globe que du fiel et que des épines, tu veux que nous défendions du crime quand sa main seule ouvre la porte de la vie, nous y maintient, nous y conserve, ou nous empêche de la perdre; tu veux que perpétuellement soumis et humiliés, pendant que cette classe qui nous maîtrise a pour elle toutes les faveurs de la fortune, nous n’ayons pour nous que la peine, que l’abattement et la douleur, que le besoin et que les larmes, que la flétrissure et l’échafaud! Non, non, Sophie, non, ou cette providence que tu révères n’est faite que pour nos mépris, ou ce ne sont pas là ses intentions…