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RAPHAËL CARDETTI

LES LARMES DE MACHIAVEL

BELFOND

1

Il s'éveilla d'un coup, les yeux grands ouverts. Désorienté, il mit quelques instants à reprendre conscience. Très vite, sa respiration s'apaisa et se fit plus régulière. Le sang affluait de nouveau dans ses doigts engourdis. Il referma les paupières, attendant que les murs cessent de tourner autour de lui. La douleur lancinante qui lui vrillait le crâne commençait à s'atténuer.

Il contracta ses muscles et leur donna une impulsion sèche. Ses membres demeurèrent immobiles. Plus vraiment certain d'être sorti de son rêve, il prit une profonde inspiration et tenta encore de se relever, sans plus de succès. Comme si son cerveau fonctionnait indépendamment de son corps, il passa frénétiquement en revue toutes les hypothèses possibles.

Un masque de stupeur se dessina sur son visage. Par un étrange phénomène de dissociation, il eut une vision très nette de la situation: il était nu, attaché par les poignets et les chevilles à une lourde table de bois massif, le torse maintenu par une large ceinture de cuir. Un étau métallique enserrait sa tête, comprimant douloureusement ses tempes. Il sentait dans sa bouche le goût âcre du rectangle d'acier qui immobilisait sa langue.

La pièce était plongée dans un profond silence. Seule une gouttelette qui s'écoulait du plafond venait rompre régulièrement l'absolue quiétude du lieu. Les rares flambeaux accrochés aux parois donnaient un reflet chaud et apaisant aux mousses verdâtres qui recouvraient les murs. À environ quatre mètres au-dessus de lui, deux ogives soutenaient un blason presque totalement effacé par le temps.

Il se trouvait dans une cave. Ici, personne ne viendrait le chercher.

Il tenta de signaler sa présence en hurlant, mais sa bouche était si fermement entravée qu'il fut incapable d'émettre le moindre son, et sa tentative eut pour seul résultat d'entailler profondément sa langue contre la pièce de métal.

Le sang se mit à couler, d'abord lentement, puis de plus en plus vite. Il essaya de le recracher, mais le mors métallique constituait un barrage insurmontable, et son gosier fut bientôt envahi par le liquide chaud et épais.

Une vague de panique l'envahit quand il commença à étouffer. D'abondantes gouttes de sueur ruisselaient le long de son visage et sur sa poitrine. Il fit un effort désespéré pour se calmer et parvint à déglutir le liquide, soulageant ses poumons au bord de l'asphyxie.

Paradoxalement, cet incident lui rendit toute sa lucidité. Tout cela était ridicule. Qui pouvait bien en vouloir à un peintre aussi anonyme que lui? La concurrence avait beau être rude à Florence, son talent était loin d'égaler celui des maîtres dont les plus grandes familles s'arrachaient les services. Malgré tous les efforts fournis pour corriger la trajectoire de sa destinée, il se trouvait du côté des médiocres, à qui la fréquentation des muses est interdite à tout jamais.

Il se savait honnête artisan, même s'il déplorait que les hasards de la vie l'eussent empêché d'atteindre l'irréprochable technique de Filippino Lippi ou la force dramatique de Luca Signorelli. Aussi, lorsqu'un marchand au visage rougeaud recourait à ses services, heureux de pouvoir se procurer un portrait correct à si vil prix, sa fierté s'éteignait un peu plus, en même temps que montait en lui l'irrépressible désir de noyer la désolation de son existence dans un bon pichet de chianti.

Il avait fini par se résigner à la modestie de ses dons. Il était assez lucide pour savoir que la peinture ne lui rendrait qu'avec parcimonie tous les sacrifices qu'il avait consentis en son nom. Au moins ne suscitait-il aucune jalousie parmi ses pairs. Noyé dans la masse des figurants, il ne faisait d'ombre à personne et se trouvait bien trop loin de l'avant-scène pour que les lumières de la gloire pussent un jour l'atteindre.

Il vivotait ainsi depuis près de dix ans, s'enfonçant chaque jour davantage dans la léthargie. Mais tout cela était loin désormais. C'était une autre vie et il l'avait déjà presque oubliée.

Tout avait changé à l'instant précis où Piero Adimari avait franchi le seuil de son minuscule atelier enfoui dans un recoin de la Via dei Maestri. La misère des temps avait fait fuir tous les artistes de renom et Adimari, veuf depuis moins d'une semaine, voulait orner le tombeau de sa défunte épouse d'une Annonciation. Il avait offert soixante ducats, avec pour seule condition que le tableau fût achevé avant la fin du printemps.

Sans hésiter, le peintre s'était plongé dans son travail avec un bonheur qu'il n'avait plus connu depuis longtemps. Ce fut une véritable renaissance. Il ne vivait que pour achever ce qui serait, il en était chaque jour un peu plus certain, l'aboutissement d'une vie tout entière consacrée à l'art.

Après deux mois et demi d'activité effrénée, il avait presque terminé. L'ange était joufflu à souhait et l'arrière-plan un peu flou, mais l'ensemble était, somme toute, parfaitement convenable.

Il manquait seulement le visage de la Vierge, qu'il avait peint et repeint sans jamais en être satisfait. Il ne parvenait pas à y poser la touche finale, celle qui distingue l'ouvrage bien fait du chef-d'œuvre. Il fallait que sa Madone irradie du tableau, mais il ne savait pas encore comment lui donner vie.

Il essaya de se souvenir de la dernière chose qu'il avait faite. L'image de la Vierge fit irruption dans son esprit. Il avait consacré une bonne heure à retoucher l'un des plis de sa robe. Depuis toujours, il éprouvait les pires difficultés à rendre l'aspect moiré des tissus, mais son fastidieux labeur était presque achevé lorsque tout cela s'était produit.

Le bruit des gouttes s'écrasant sur le plancher, au-dessus de sa tête, avait brisé sa concentration. Comme à son habitude, il avait probablement oublié de fermer la fenêtre de sa chambre, un débarras situé au premier étage, à moins que la violence des rafales n'ait eu raison du loquet rouillé.

Après avoir poussé un long soupir en songeant à l'état de délabrement avancé de sa modeste masure, il s'était résolu à monter les quelques marches branlantes qui le séparaient de l'étage.

L'eau s'engouffrait par la fenêtre grande ouverte. Quelque chose n'allait pas. D'étranges traces de boue maculaient le sol. Des traces en forme de pas.

Intrigué, il s'était penché pour les observer de plus près et avait reçu un coup violent à la base du crâne. Ses jambes s'étaient dérobées sous lui. Une torpeur presque agréable l'avait envahi.

Un courant frais gonfla soudain ses poumons. La porte s'ouvrit, laissant entrer deux hommes. Il sourit à la perspective de pouvoir enfin relâcher ses muscles tendus à l'extrême, mais son espoir s'évanouit d'un coup lorsqu'il comprit que les inconnus ne venaient pas le délivrer.

Il grogna pour leur rappeler son existence, sans parvenir à provoquer chez eux de réaction visible. Au prix d'un effort désespéré, il parvint à tourner la tête de quelques degrés. Un individu entièrement vêtu de noir s'avançait vers lui. La partie supérieure de son visage, recouverte d'un masque de cuir sombre, ne laissait percer que ses yeux clairs. Il traînait un brasero, au centre duquel se dressaient de longues tiges d'acier.

Toujours muet, le bourreau empoigna une barre de métal incandescente et l'approcha de la poitrine du captif. Les cercles de métal qui l'immobilisaient pénétrèrent sa chair. Sous la pression de l'étau d'acier, la peau de son front céda. Un flot de sang inonda brutalement ses yeux.

Le bourreau attendit que le peintre se fût calmé. Durant d'interminables secondes, il chercha l'endroit idéal, puis se décida enfin pour un point situé à hauteur de la dernière côte, un peu au-dessous du cœur. L'extrémité de la tige s'enfonça dans le ventre de sa victime avec une déconcertante facilité. Une âcre fumée s'échappa de la plaie, tandis qu'une odeur de viande brûlée envahissait la pièce.