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Le riz balança au passage du chœur des folken, balança comme s’il dansait de joie lui aussi, comme Roland avait dansé pour eux à la lueur des flambeaux. Certains portaient dans leurs bras des babés, et même ainsi chargés, ils balançaient de droite et de gauche. Nous avons tous dansé, ce matin, pensa Jake. Il ne savait pas ce qu’il voulait dire par là, il savait seulement que c’était une pensée vraie. Cette danse que nous exécutons. La seule que nous connaissions. Benny Slightman ? Mort en dansant. Sai Eisenhart aussi.

Eddie et Roland s’approchèrent de lui ; Susannah aussi, mais elle prit son temps, comme si elle avait décidé de les laisser entre garçons, au moins pour un moment. Roland fumait, et Jake lui adressa un signe de tête.

— Roule-m’en une, tu veux ?

Roland se tourna en direction de Susannah, d’un air interrogatif. Elle haussa les épaules, puis fit oui de la tête. Roland roula une cigarette à Jake et la lui tendit. Puis il fit craquer une allumette sur son pantalon et alluma la cigarette. Jake demeura assis sur la roue, tirant parfois une bouffée, la retenant dans sa bouche, puis la soufflant. Sa bouche se remplit de salive. Il s’en fichait. Contrairement à d’autres choses, on pouvait cracher sa salive. Il n’essaya pas d’inhaler la fumée.

Roland contemplait la colline en contrebas, où le premier des deux hommes pénétrait en courant dans le maïs.

— C’est Slightman, dit-il. Bien.

— Pourquoi, bien, Roland ? demanda Eddie.

— Parce que sai Slightman aura des accusations à faire, dit Roland. Dans sa peine, il ne se préoccupera pas de savoir qui les entend, ou de rendre compte de son rôle dans la tâche de ce matin.

— La danse, rectifia Jake.

Ils se tournèrent vers lui. Il se tenait sur la roue du chariot, pâle et pensif, sa cigarette à la main.

— La danse de ce matin, dit-il.

Roland parut y réfléchir, puis il hocha la tête.

— De son rôle dans la danse de ce matin. S’il arrive assez vite, nous pourrons peut-être le faire taire. Sinon, la mort de son fils n’aura servi qu’à marquer le début du commala de Ben Slightman.

19

Slightman avait presque quinze ans de moins que le rancher, aussi arriva-t-il sur les lieux de la bataille bien avant son aîné. Pendant quelques secondes, il resta debout au bord du fossé, à contempler le corps épars du garçon. Il n’y avait plus tellement de sang, maintenant — l’oggan l’avait bu avec avidité —, mais le bras arraché était toujours au même endroit, et ce bras arraché résumait toute l’histoire. Pour rien au monde Roland ne l’aurait déplacé avant l’arrivée de Slightman, pas plus qu’il n’aurait ouvert sa braguette pour pisser sur le cadavre du gamin. Slightman le Jeune avait rejoint la clairière au bout du chemin. Son père, en tant que famille la plus proche, avait le droit de voir où et comment cela s’était passé.

L’homme resta silencieux pendant environ cinq secondes, puis il inspira profondément et poussa un hurlement, qui glaça les sangs d’Eddie. Il chercha Susannah du regard et vit qu’elle n’était plus là. Il ne pouvait pas la blâmer de s’être esquivée. C’était une scène horrible. La pire qui fût.

Slightman tourna la tête à gauche, à droite, puis droit devant lui et aperçut Roland, debout près du chariot retourné, les bras croisés. À côté de lui, Jake était toujours assis sur la roue, à fumer sa première cigarette.

— VOUS ! rugit Slightman.

Il portait son bah ; à présent il le détachait de sa sangle.

— C’est vous qui avez fait ça ! Vous !

Avec une grande dextérité, Eddie lui prit l’arme des mains.

— Non, camarade, murmura-t-il. Tu n’as pas besoin de ça pour l’instant, pourquoi tu ne me le confierais pas un petit moment ?

Slightman ne sembla rien remarquer. Aussi incroyable que cela parût, sa main droite se mit à décrire des mouvements circulaires, comme s’il bandait son bah pour tirer.

— Vous avez tué mon fils ! En représailles ! Salaud ! Espèce de salopard d’assass…

Avec cette célérité effrayante qu’Eddie n’arrivait toujours pas à admettre, Roland immobilisa Slightman en lui emprisonnant le cou dans le creux de son bras, puis il le tira vers l’avant. Le choc eut le double avantage de faire taire les accusations de l’homme et de le rapprocher de Roland.

— Écoutez-moi, fit Roland, et écoutez-moi bien. Je me moque totalement de votre vie et de votre honneur, l’une a été mal employée et l’autre a disparu depuis bien longtemps, mais votre fils est mort, et je me soucie beaucoup de son honneur à lui. Si vous ne la fermez pas à la seconde, espèce de lie de la création, je vous ferai taire moi-même. Alors que choisissez-vous ? Personnellement, ça m’est complètement égal. Je leur dirai que vous êtes devenu fou en le voyant, que vous m’avez pris mon arme, et que vous vous êtes mis une balle dans la tête, pour le rejoindre. Alors ? C’est à vous de décider, et vite.

Eisenhart avait reçu un sacré coup, pourtant il gravissait toujours la colline, vacillant parmi le maïs et appelant sa femme d’une voix rauque : Margaret ! Margaret ! Réponds-moi, chérie ! Dis quelque chose, je t’en prie, je t’en prie !

Roland relâcha son emprise sur Slightman et lui jeta un regard sévère. Slightman tourna ses yeux terribles vers Jake.

— Ton dinh a-t-il tué mon fils pour se venger de moi ? Dis-moi la vérité, soh.

Jake tira une ultime bouffée de sa cigarette et la jeta. Le mégot rougeoyant tomba dans la poussière, près du cheval mort.

— Vous l’avez regardé ? demanda-t-il au Pa de Benny. Aucune balle jamais fabriquée n’aurait pu faire ça. La tête de sai Eisenhart lui est pratiquement tombée dessus et Benny est sorti en hurlant du fossé, devant… l’horreur du spectacle.

Il se rendit compte que c’était un mot qu’il n’avait jamais employé à voix haute. Qu’il n’avait jamais eu à utiliser à voix haute.

— Ils lui ont envoyé deux vifs d’argent dessus. J’en ai eu un, mais… — il déglutit ; on entendit un déclic dans sa gorge — l’autre… j’aurais pu, vous intuitez… j’ai essayé, mais…

Son visage était à la torture. Sa voix se brisait. Pourtant il gardait les yeux secs. Et dans une certaine mesure, aussi terribles que ceux de Slightman.

— Je n’ai pas eu l’occasion d’avoir l’autre, acheva-t-il, puis il baissa la tête et se mit à sangloter.

Roland se tourna vers Slightman, en haussant les sourcils.

— Très bien, dit ce dernier. Je vois ce qui s’est passé. Oui-là. Dites-moi, a-t-il été courageux, jusque-là ? Dites-le-moi, je vous prie.

— Jake et lui ont dû ramener l’un de ces deux-là, dit Eddie en désignant les jumeaux Tavery. La moitié garçon. Il s’était pris le pied dans un trou. Jake et Benny l’ont tiré de là, puis ils l’ont porté. Il en avait, du cran, votre garçon. Côte à côte, ils ont lutté jusqu’au bout.