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— C’est pas bien, ce qu’ils nous font.

— Vous êtes certain que vous ne voulez pas entendre votre horoscope, sai ? Je vois des pièces brillantes et une belle dame sombre.

— Les dames sombres vont devoir se débrouiller sans moi, dit Tian en retirant le harnais des larges épaules de sa sœur. Je suis marié, comme tu le sais, je crois.

— Maints hommes mariés ont eu une gueuse, fit remarquer Andy.

Tian y perçut comme une pointe de suffisance.

— Pas ceux qui aiment leur femme.

Tian enfila le harnais d’un coup d’épaule (il l’avait fabriqué lui-même, car il y avait une nette pénurie de sellerie pour humains, dans la plupart des écuries de louage) et se retourna vers chez lui.

— Et pas les fermiers, en tout cas. Amène-moi un fermier qui aurait les moyens d’avoir une gueuse et je lèche ton cul brillant. Hardi, Tia. Soulève-les et pose-les par terre.

— À la maison ? demanda-t-elle.

— Oui.

— On déjeune à la maison ? fit-elle avec un air confus et plein d’espoir. Des patates ?

Une pause.

— De la sauce au jus ?

— Ben ouais, répondit Tian. Pourquoi on se gênerait ?

Tia poussa un cri de triomphe et partit en courant en direction de la maison. Quand elle courait, elle avait quelque chose de terrifiant, qui forçait le respect. Comme l’avait fait remarquer un jour leur père, peu avant la chute qui l’avait emporté, « Maline ou bouchée, ça fait un paquet de viande qui bouge ».

Tian la suivit lentement, tête baissée, prenant garde aux trous que sa sœur semblait éviter sans même y faire attention, comme si dans une partie obscure de son cerceau, elle avait enregistré l’emplacement de chacun d’entre eux. Ce nouveau sentiment étrange continuait de monter en lui. Il connaissait la colère — tout fermier qui avait jamais perdu des vaches de la maladie du lait ou vu la grêle estivale coucher son maïs la connaissait —, mais c’était là un sentiment plus profond. C’était de la fureur, et ça c’était nouveau. Il marchait lentement, la tête baissée, les poings serrés. Il ne se rendit compte qu’Andy le suivait que lorsque ce dernier ajouta :

— Il y a d’autres nouvelles, sai. Au nord-ouest de la ville, le long du Sentier du Rayon, des étrangers venus du Monde de l’Extérieur…

— Au diable le Rayon, au diable ces étrangers, et toi aussi, tu peux aller te faire foutre, lança Tian. Fiche-moi la paix, Andy.

Andy resta planté là où il était pendant un moment, entouré de cailloux, d’herbes et des bosses désespérantes de Fils de Pute, ce lopin ingrat sur la terre des Jaffords. À l’intérieur de lui, des relais cliquetèrent. Ses yeux lancèrent des éclairs. Et il décida d’aller dire deux mots au Vieux. Le Vieux ne lui disait jamais d’aller se faire foutre. Le Vieux était toujours content d’entendre son horoscope.

Et lui s’intéressait toujours aux étrangers.

Andy prit la direction de la ville et de Notre-Dame de la Sérénité.

2

Zalia Jaffords ne vit pas son mari et sa belle-sœur revenir de Fils de Pute. Elle n’entendit pas Tia plonger la tête encore et encore dans le tonneau d’eau de pluie devant la grange, et secouer les lèvres comme un cheval pour en chasser l’eau. Zalia se trouvait dans la partie sud de la maison, à étendre le linge tout en surveillant les enfants du coin de l’œil. Elle ne se rendit compte du retour de Tian qu’en l’apercevant par la fenêtre de la cuisine, qui la regardait. Elle fut surprise de le voir là, et d’autant plus surprise lorsqu’elle vit la tête qu’il avait. Il était très pâle, à l’exception de deux taches rouge vif sur les pommettes, et une troisième au milieu du front, qui brillait comme un marquage au fer.

Elle lâcha dans le panier à linge les quelques pinces qui lui restaient et se dirigea vers la maison.

— Où va, M’man ? glapit Heddon, ce à quoi succéda le « Où va, Man-man ? » d’Hedda.

— T’occupe. Garde un œil sur tes ka-babés.

— Pourquoooiiiiii ? geignit Hedda.

Elle maîtrisait ce geignement à la perfection. Un jour elle tirerait un peu trop sur la corde, et sa mère la bottinerait raide morte.

— Parce que c’est toi l’aînée.

— Mais…

— Tu ferais bien de te taire, Hedda Jaffords.

— On les surveille, M’man, fit Heddon.

Son Heddon, lui, il était toujours serviable ; sûrement pas aussi intelligent que sa sœur, mais l’intelligence ne faisait pas tout. Loin de là.

— Tu veux qu’on finisse d’étendre le linge ?

— Hed-donnnnn… gémit sa sœur.

Encore ce gémissement horripilant. Mais Zalia n’avait pas le temps de s’en occuper. Elle lança un regard en direction des autres : Lyman et Lia, âgés de cinq ans, et Aaron, deux ans. Aaron était assis, nu, dans la crasse, cognant deux pierres l’une contre l’autre d’un air ravi. C’était le seul à ne pas avoir de jumeau, un singleton, et comme les femmes du village le lui enviaient ! Car Aaron serait toujours en sécurité. Les autres, cependant… Heddon et Hedda… Lyman et Lia…

Elle envisagea soudain une des raisons qui expliquerait qu’il soit rentré si tôt à la maison. Elle pria les dieux qu’il en fût autrement, mais lorsqu’elle entra dans la cuisine et qu’elle vit la façon qu’il avait de regarder les gosses, elle fut presque certaine de ne pas se tromper.

— Dis-moi que ce n’est pas les Loups, dit-elle d’une voix sèche et affolée. Dis-moi que non.

— Si, répondit Tian. Trente jours, d’après Andy — de lune à lune. Et sur le sujet, Andy ne s’est jamais…

Avant qu’il pût poursuivre, Zalia Jaffords se porta les mains aux tempes et se mit à hurler. Dans la cour latérale, Hedda fit un bond en l’air. Elle allait se précipiter vers la maison, quand Heddon la retint.

— Ils ne prendront pas des petits comme Lyman et Lia, pas vrai ? demanda-t-elle. Hedda ou Heddon, peut-être, mais sûrement pas mes tout-petits ? Enfin, ils n’ont même pas cinq ans et demi !

— Les Loups prennent jusqu’à des petits de trois ans, et tu le sais bien, répondit Tian.

Il ouvrait et fermait les poings, inlassablement. Ce sentiment à l’intérieur de lui s’amplifiait toujours — ce sentiment plus profond que de la simple colère.

Elle posa le regard sur lui, le visage raviné de larmes.

— Le temps est peut-être venu de dire non.

Tian lui-même ne reconnut pas sa propre voix.

— Comment faire ? murmura-t-elle dans un souffle. Au nom de tous les dieux, comment faire ?

— J’en sais rien. Mais viens ici, femme, je te prie.

Elle s’approcha, jetant un dernier regard par-dessus son épaule aux cinq enfants dans la cour — comme pour s’assurer qu’ils étaient tous bien là, qu’aucun Loup n’était encore venu les lui enlever — puis elle traversa le salon. Gran-Pere était assis dans le fauteuil d’angle, près du feu éteint, la tête basculée, somnolant ; un filet de bave coulait de sa bouche édentée et plissée.

De cet endroit de la pièce, on voyait la grange. Tian attira sa femme à la fenêtre et tendit le doigt.

— Là. Tu les vois, femme ? Tu les vois de tous tes yeux ?

Bien sûr qu’elle les voyait. La sœur de Tian, du haut de ses deux mètres, qui avait baissé les bretelles de sa salopette, avec ses seins ruisselants qu’elle aspergeait avec l’eau du tonneau. Dans l’embrasure de la porte de la grange se tenait Zalman, le frère de Zalia. Mesurant presque deux mètres vingt, taillé comme Lord Perth, aussi grand qu’Andy et le visage aussi vide que celui de Tia. Un jeune homme costaud contemplant une jeune fille costaude comme celle-là, les seins à l’air, se serait retrouvé avec une bosse dans le pantalon, mais pas Zally. C’était fini, pour lui. Il était crâné.