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Elle se retourna vers Tian. Ils se regardèrent, un homme et une femme non crânés, mais seulement du fait d’un coup de chance aveugle. Pour autant qu’ils sachent, ç’aurait pu être Zal et Tia qui se seraient tenus là, à observer Tian et Zalia près de la grange, devenus gigantesques, un corps énorme sous une tête vide.

— Bien sûr que je les vois, lui lança-t-elle. Tu me crois aveugle ?

— Ça ne te donne pas envie de l’être, parfois, de les voir ? De les voir comme ça ?

Zalia ne répondit pas.

— C’est pas bien, femme. Pas bien. Depuis toujours.

— Mais depuis la nuit des temps…

— Au diable, avec la nuit des temps ! cria Tian. C’est des enfants ! Nos enfants !

— Tu préfères peut-être que les Loups brûlent La Calla tout entière, c’est ça ? Qu’ils nous laissent tous avec la gorge tranchée, et les yeux brûlés dans la tête ? Parce que c’est déjà arrivé. Tu le sais bien.

Il le savait, pour sûr. Mais qui mettrait fin à tout ça, si ce n’étaient pas les hommes de Calla Bryn Sturgis ? Parce qu’il n’y avait rien qui ressemble à des autorités, même pas de shérif, petit ou grand, dans ces contrées. Ils étaient livrés à eux-mêmes. Et, bien des années auparavant, quand les Baronnies Intérieures rayonnaient d’ordre et de lumière, ils recevaient des bribes précieuses de ce rayonnement. On était dans les régions frontalières, là où la vie était étrange depuis toujours. Et puis les Loups avaient commencé à leur rendre visite, et alors la vie était devenue bien plus étrange encore. Quand tout cela avait-il commencé ? Depuis combien de générations ? Tian n’en savait rien, mais pour lui cela ne remontait pas à « la nuit des temps ». Certes, les Loups faisaient des rafles dans les villages frontaliers du temps de la jeunesse de Gran-Pere — le jumeau de Gran-Pere lui-même avait été enlevé, tandis qu’ils étaient tous deux assis dans la poussière, jouant aux osselets.

— L’ont plis lui pasqu’il été pus plès d’la loute, leur avait dit Gran-Pere (maintes et maintes fois). Si j’avé solti l’plemier d’la méson c’joul-là, c’est moi qu’aulais été pus plès d’la loute, c’est moi qui z’aulé plis, Dieu est gland !

Après quoi, il embrassait le crucifix en bois que lui avait donné le Vieux, il le tendait vers le ciel, et il se mettait à jacasser.

Pourtant, le Gran-Pere de Gran-Pere lui avait dit que de son temps — ce qui remontait à cinq ou six générations, si les calculs de Tian étaient bons —, il n’y avait pas de Loups rappliquant de Tonnefoudre sur leurs chevaux gris. Un jour, Tian avait demandé au vieil homme : Et est-ce qu’à l’époque, presque tous les enfants naissaient par deux ? Est-ce que les anciens t’ont dit ? Gran-Pere avait réfléchi un bon moment, puis il avait secoué la tête. Non, il ne se rappelait pas ce que les anciens avaient dit à ce propos.

Zalia le fixait d’un air inquiet.

— T’es pas d’humeur à penser à ces choses-là, je sais, après avoir passé la matinée sur ce foutu bout de terre.

— Mon humeur ne les empêchera pas de venir, ou d’emmener qui ça leur chantera, répondit Tian.

— Tu vas pas faire une bêtise, T, dis-moi ? Une bêtise, toi tout seul ?

— Non.

Pas une seconde d’hésitation.

Il a déjà un plan, se dit-elle, et elle s’autorisa une petite seconde d’espoir. Bien sûr, Tian ne pouvait rien faire contre les Loups — aucun d’eux ne pouvait faire quoi que ce soit —, mais il était loin d’être stupide. Dans un village de fermiers où la plupart des hommes étaient incapables de penser au-delà de leur prochaine semence (dans un champ, ou bien le samedi soir), Tian faisait figure d’anomalie. Il savait écrire son nom ; il savait écrire des phrases comme JE T’AIME ZALLIE (et c’est comme ça qu’il l’avait eue, même si elle ne savait pas lire le message inscrit dans la poussière) ; il savait faire des additions et aussi compter à l’envers, et il disait que pourtant c’était encore plus dur. Était-il possible que… ?

Une partie d’elle-même ne voulait pas pousser plus avant la question. Et pourtant, quand son cœur et son esprit de mère se tournèrent vers Hedda et Heddon, vers Lia et Lyman, elle se rendit compte qu’une autre partie d’elle voulait espérer.

— Alors, quoi ?

— Je vais convoquer un Conseil de Ville. Je vais envoyer la plume.

— Est-ce qu’ils viendront ?

— Quand il entendra la nouvelle, chaque citoyen de La Calla se montrera. On en discutera. Peut-être bien que cette fois-ci, ils voudront se battre. Peut-être bien qu’ils voudront se battre pour leurs babés.

De derrière eux monta une vieille voix chevrotante.

— Espèce d’idiots de tue-morts.

Tian et Zalia se retournèrent, main dans la main, vers le vieillard. Tue-mort était un mot dur, mais Tian considéra que le vieil homme les regardait — le regardait lui, du moins — avec une certaine tendresse.

— Pourquoi tu dis ça, Gran-Pere ? demanda-t-il.

— Les hommes soltilaient d’ton conseil, là, qui blûleraient la moitié du pays, si z’avaient bu, fit le vieillard. Mais sobles — il secoua la tête — t’en til’las lien.

— Cette fois, il se pourrait bien que tu te trompes, Gran-Pere, répliqua Tian, et Zalia sentit la glace de la terreur prendre autour de son cœur.

Et pourtant, enfoui très profond, tout chaud, il y avait cet espoir.

3

Il y aurait eu moins de récriminations s’il leur avait laissé une nuit pour s’organiser, mais Tian ne voulait pas attendre. Ils ne pouvaient se permettre ce luxe d’une seule nuit inactive. Et lorsqu’il envoya Heddon et Hedda avec la plume, ils vinrent bel et bien. Il en était sûr.

La Salle du Conseil de La Calla se tenait au bout de la grand-rue du village, au-delà de l’Épicerie Générale de Took et du coin des vendeurs de nourriture, en partant du Pavillon de la ville, qui en cette fin d’été était tout sombre et poussiéreux. Bientôt, les dames de la ville commenceraient à le décorer pour la Moisson, mais à La Calla, on n’avait jamais fait grand cas de la Nuit de la Moisson. Bien sûr, les enfants aimaient voir jeter les pantins rembourrés dans le feu, et les types les plus hardis venaient voler leur compte de baisers à l’approche de la nuit, mais c’était à peu près tout. Les fanfreluches et les grandes fêtes, ça allait bien pour l’Entre-Deux-Mondes et le Monde de l’Intérieur, mais très peu pour eux. Ici, on avait des préoccupations plus sérieuses que les Fêtes de la Moisson.

Des préoccupations comme les Loups.

Certains d’entre eux — ceux des fermes comme-il-faut de l’ouest et des trois ranchs du sud — s’en vinrent à cheval. Eisenhart, du Rocking B, amena même sa carabine et des cartouchières de munitions croisées sur la poitrine. (Tian Jaffords eut des doutes quant à l’état des balles, ou à celui de la carabine, quand bien même les balles eussent été encore bonnes.) Une délégation du peuple Manni arriva, entassée dans un bucka tiré par une paire de hongres mutants — un doté de trois yeux, l’autre d’un pylône de chair rose à vif qui lui sortait du dos. La plupart des hommes de La Calla arrivèrent sur des mulets et des burros ; ils étaient vêtus de leurs pantalons blancs et de leurs longues chemises colorées. En pénétrant dans le Salle du Conseil, ils secouèrent leurs sombreros poussiéreux, en les tenant de leurs pouces calleux, et en se regardant les uns les autres d’un air gêné. Les bancs étaient en pin brut. Ni femmes, ni crânés, et les hommes remplirent à peine une trentaine de bancs, sur les quatre-vingt-dix. On entendait des discussions, mais pas de rires.