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Du concentré. Et si c’était pareil dans la colonie martienne ? Soudain l’idée qui l’avait vaguement effleuré se cristallisa. L’isolement concentrerait le dosage de sel marin caractéristique de l’humanité en une mare empoisonnée.

Il eut un frisson et cracha à nouveau, comme s’il pouvait rejeter cette idée détestable. Mais le goût était toujours là.

Quand la nuit s’éternise, il devient difficile de ne pas se dire que c’est pour toujours. Nous sommes encore là, mais le soleil s’est éteint à jamais. Les gens (certains, du moins) réagissent enfin comme s’ils étaient l’objet d’un examen. Comme si le monde avait réellement disparu, et que nous étions dans une antichambre, dans l’attente du jugement dernier. Imaginez une époque véritablement religieuse, où tout le monde aurait cette impression en permanence.

Certains d’entre eux évitaient Michel et les autres psychologues, Charles, Georgia et Pauline. D’autres se montraient excessivement chaleureux. Mary Dunkel, Janet Blyleven, Frank Chalmers. Michel devait prendre garde à ne pas se retrouver seul avec ces trois-là, ou il sombrerait dans la dépression en contemplant le spectacle de leur charme immense.

Le mieux était de rester en mouvement. En repensant au plaisir qu’il avait pris à marcher avec Tatiana, il accompagnait le plus souvent possible les autres lorsqu’ils sortaient effectuer leurs divers travaux scientifiques et d’entretien. Les jours passaient dans leur ronde artificielle, tout était programmé et effectué comme si le soleil se levait le matin et se couchait le soir. Réveil, petit déjeuner, travail, déjeuner, travail, dîner, soirée de détente, coucher. Exactement comme chez soi.

Un jour, il alla avec Frank voir un anémomètre, près du Labyrinthe, dans l’espoir de trouver une faille dans sa surface agréable, mais ça ne marcha pas. Frank était trop froid, trop professionnel, trop amical. Des années de travail à Washington en avaient fait un personnage lisse et impénétrable. Il s’était occupé de l’envoi de la première expédition humaine sur Mars, quelques années auparavant. C’était un vieil ami de John Boone, le premier homme qui avait mis le pied sur Mars. Il était, à ce qu’on disait, très impliqué dans la préparation de cette expédition. En tout cas, il faisait partie de ceux qui paraissent sûrs de partir avec les cent premiers. Il avait une voix, comment dire ? très américaine, qui retentissait à la gauche de Michel alors qu’ils marchaient.

— Regardez ces glaciers qui dégringolent des passes et sont soufflés avant d’atteindre le fond de la vallée. C’est vraiment un endroit terrible.

— Oui.

— Ces vents catabatiques, qui descendent de la calotte polaire… rien ne peut les arrêter. Ils sont plus froids que la mort. Je me demande si la petite éolienne que nous avons installée ici y sera encore.

Elle y était. Ils en retirèrent la cartouche de données, la remplacèrent. Autour d’eux, l’énorme masse de roche brune se dressait jusqu’au ciel étoilé. Ils amorcèrent la descente.

— Pourquoi voulez-vous aller sur Mars, Frank ?

— Qu’est-ce que c’est ? Une nouvelle séance ?

— Non, non. Simple curiosité.

— Tu parles. Eh bien, j’ai envie d’essayer. J’ai envie d’essayer de vivre dans un endroit où on peut vraiment tenter de faire du neuf. De mettre en place de nouveaux systèmes, vous voyez. Je suis un enfant du Sud, comme vous. Sauf que le sud des États-Unis n’a pas grand-chose à voir avec le sud de la France. Nous avons été longtemps prisonniers de notre histoire. Et puis les choses se sont ouvertes, en partie parce que ça allait vraiment mal. Et en partie à cause des tornades qui venaient ravager la côte ! Ce qui nous donnait l’occasion de rebâtir. C’est ce que nous faisions, sauf que ça ne changeait pas beaucoup les choses. Pas assez, en tout cas. Et voilà pourquoi j’ai envie d’essayer à nouveau, Michel. C’est la vérité.

Il dit cela en regardant Michel comme pour souligner le fait que ce n’était pas seulement la vérité, mais encore une vérité qu’il exprimait rarement. Michel ne l’en aima que davantage après cela.

Un autre jour (ou à un autre moment de leur interminable nuit), Michel sortit avec un groupe pour vérifier les stations météo situées autour de la rive du lac. Ils avaient chargé des traîneaux-banane de batteries de remplacement, de bouteilles d’azote liquide et tout le fourniment. Michel, Maya, Charles, Arkady, Iwao, Ben et Elena.

Ils traversèrent le lac Vanda, Ben et Maya attelés aux traîneaux. La vallée paraissait gigantesque. La surface gelée du lac brillait comme un œil noir sous leurs pieds. Pour un homme du Nord, le ciel semblait déjà anormalement plein d’étoiles. Maya, qui marchait à côté de lui, braqua le rayon de sa lampe vers le bas, révélant le champ de failles et de bulles qui s’étendait sous leurs pieds. C’était comme si elle avait déversé de la lumière dans une masse de verre sans fond. Elle éteignit la lampe, et Michel eut aussitôt l’impression que les étoiles de l’autre hémisphère brillaient à travers un monde transparent, une planète étrangère beaucoup plus proche du centre de sa galaxie. Il plongeait le regard dans le trou noir qui était au centre de tout, à travers une brume d’étoiles. On aurait dit la mare insondable, fracassée, de l’ego. Chaque pas fracturait cette image selon une réfraction différente, un kaléidoscope de points blancs sur le fond noir. Il aurait pu rester ainsi pour toujours, le regard perdu dans les profondeurs du lac Vanda.

Ils arrivèrent de l’autre côté. Michel se retourna : leur complexe brillait comme une constellation hivernale étincelante qui se serait levée sur l’horizon. À l’intérieur de ces boîtes, leurs compagnons travaillaient, bavardaient, faisaient la cuisine, lisaient, se reposaient. Les tensions à l’intérieur étaient subtiles mais fortes.

Une porte s’ouvrit dans le complexe, projetant un pinceau lumineux sur la roche couleur de rouille. Ils auraient pu être sur Mars, en effet ; d’ici un an ou deux, ce serait le cas. Bien des tensions actuelles auraient été résolues. Mais il n’y aurait toujours pas d’air. Ils sortiraient parfois au-dehors, certes. Mais en combinaison. Est-ce que cela aurait une importance ? La tenue d’hiver qu’il portait en ce moment était ce que ses concepteurs avaient pu imaginer de plus proche du scaphandre spatial, et respirer le vent glacial, pétrifiant, mortifère, qui soufflait le long de la vallée revenait à inhaler l’oxygène pur échappé d’une bouteille de gaz comprimé, mal réchauffé. Le froid infra-biologique de l’Antarctique, de Mars. Pas grande différence entre les deux. Rien que pour ça, cette année d’entraînement et de test était une bonne idée. Ça leur donnait au moins un aperçu de ce qui les attendait.

Ben trébucha sur la glace fracturée du niveau inférieur, estival, du lac, glissa et tomba d’un bloc. Il poussa un cri et les autres se précipitèrent, Michel le premier parce qu’il avait vu venir le coup. Ben se tortillait en gémissant, les autres accroupis autour de lui.

— Excusez-moi, dit Maya en écartant Michel et Arkady pour s’agenouiller à côté de Ben. C’est votre hanche ?

— Aïe ! Ouais…

— Cramponnez-vous à moi. Tenez bon.

Ben lui agrippa le bras et elle le soutint par l’autre côté.

— Attendez, on va décrocher votre harnais du traîneau. Bien. Maintenant, glissez le traîneau sous lui. Déplacez-le doucement ! Là, c’est bon. Ne bougez pas. Restez bien tranquille, on va vous ramener à la base. Ça ira comme ça, ou vous voulez qu’on vous attache ? D’accord. Allons-y. Vous allez nous aider à stabiliser le traîneau. Que quelqu’un prévienne la base par radio et qu’ils se tiennent prêts à nous recevoir.

Elle amarra son propre harnais au traîneau-banane et repartit en sens inverse à travers le lac, vite mais d’un pas régulier, un pas de patineuse. La lampe braquée de façon à voir la glace sous ses bottes. Les autres suivaient à côté de Ben.