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Kim Stanley Robinson

Les menhirs de glace

Pour Damon Knight

et

Kate Wilhelm

PREMIÈRE PARTIE

Emma Weil

2248

Un navire rentre au port, Une brise souffle sur le front de la montagne ; Il est un sentier sur le sol azuré de la mer. Que nulle étrave n’a jamais fendu ; Les alcyons planent autour des îles sur les eaux calmes ; Le traître Océan a renoncé à ses ruses ; Les joyeux marins sont libres et confiants : Dis, mon âme, viendras-tu avec moi sur les flots ?
SHELLEY, « Epipsychidion »

Je butai sur le premier signe avant-coureur de la mutinerie alors que nous approchions de la frange intérieure de la première ceinture d’astéroïdes. Bien sûr, je ne compris pas sur le moment ce que cela signifiait ; ce n’était qu’une porte fermée.

Nous appelons cette première ceinture la Zone, parce que les astéroïdes qui la composent sont faits de basalte achondrite, sans aucune utilité pour les mineurs. Mais nous allions bientôt arriver parmi les chondrites carbonées et j’étais descendue ce jour-là à la ferme pour m’occuper des préparatifs. Je donnai un peu plus de lumière aux algues, car dans les semaines à venir, quand les barges sortiraient débiter les rochers, il y aurait une déperdition appréciable d’oxygène et nous aurions besoin de plus de chlorelles pour aider à équilibrer les échanges gazeux. Je mis sous tension quelques ampoules de plus par lampe et commençai à tripoter le milieu de suspension. Les systèmes de biomaintenance constituent mon travail et mon plaisir (je suis une des meilleures dans ce domaine), et puisque je faisais de la place pour des chlorelles supplémentaires, je me penchai une nouvelle fois sur le problème de l’excédent de biomasse.

J’envisageais de réduire le surplus d’algues par une suspension moins dense en me dirigeant entre les rangées d’épinards et de choux vers la porte d’une des resserres, à l’arrière de la ferme, afin de chercher quelques réservoirs supplémentaires. Je tournai la poignée de la porte. Fermée.

« Emma ! » appela quelqu’un. Je levai les yeux. C’était Al Nordhoff, un de mes assistants.

« Sais-tu pourquoi cette porte est fermée ? » lui demandai-je.

Il secoua la tête. « Je me suis posé la question hier. Je suppose qu’il y a là-dedans un chargement top-secret. On m’a dit de ne pas m’en occuper.

— C’est notre resserre ! » dis-je, en colère.

Al haussa les épaules. « Va en parler au capitaine Swann.

— C’est ce que je vais faire. »

Eric Swann et moi étions de vieux amis et cela me déplaisait qu’il se passe quelque chose dans mes locaux sans qu’il m’en ait parlé. Aussi, quand je le trouvai sur la passerelle, j’attaquai bille en tête.

« Eric, comment se fait-il que je ne puisse pas accéder à une de mes resserres ? Qu’y a-t-il là-dedans ? »

Instantanément, il devint aussi rouge que ses cheveux et baissa la tête. Les deux officiers astrogateurs piquèrent du nez sur leur console.

« Je ne peux pas te le dire, Emma. C’est top-secret. Je ne peux en parler à personne pour le moment. »

Je le regardai dans les yeux. J’ai le don d’intimider les gens quand je les regarde avec insistance. Il s’empourpra davantage, au point que ses taches de rousseur disparurent, et me jeta un regard larmoyant. Mais il n’allait rien me dire. Je lui fis une grimace et quittai la passerelle.

C’était le premier signe : une porte fermée pour une raison mystérieuse. Je me dis : Nous emmenons quelque chose vers Cérès pour le Comité, peut-être. Des armes, probablement. Ce genre de cachotteries était typique du Comité pour le développement de Mars. Mais je ne tirai pas de conclusions hâtives ; je restai simplement sur mes gardes.

Le deuxième signe, je l’aurais probablement raté si je n’avais pas été alertée par le premier. Je descendais le couloir vers le réfectoire, le long des salons aux tapisseries, entre le mess et les chambres, quand j’entendis des voix dans une des pièces ; je m’arrêtai. Ces voix avaient quelque chose de bizarre, de furtif. Je reconnus celle de John Dancer :

« Nous ne pouvons rien faire avant le rendez-vous, vous le savez.

— Personne ne s’en apercevra », dit une femme, peut-être Ilène Breton.

« Tu espères que personne ne s’en apercevra, répliqua Dancer. Mais tu ne peux pas être sûre que Duggins ou Nordhoff ne tomberont pas dessus. Nous devons patienter pour tout jusqu’au rendez-vous, et tu le sais. »

Puis j’entendis des pas derrière moi sur le tapis Velcro ; je sursautai et me remis en route. Je jetai un coup d’œil en passant devant la porte du salon ; John et Ilène, effectivement, entre autres. Tous levèrent les yeux quand j’apparus dans le chambranle et leur conversation mourut subitement. Je les regardai et ils me rendirent mon regard, sans rien trouver à dire. Je continuai mon chemin jusqu’au réfectoire.

Un rendez-vous dans la ceinture. Un groupe de gens, pas les officiers supérieurs du vaisseau, au courant de cet événement, et qui le cachaient aux autres. Une resserre fermée à clef… Je ne voyais pas comment tout cela s’imbriquait.

Après cela, je me mis à voir des choses partout. Des gens se taisaient sur mon passage. Il y avait des réunions tard dans la nuit, dans les chambres. Une autre fois, je passais devant la salle radio, et quelqu’un était en train d’envoyer un long message par la machine à coder. À l’arrière de la ferme, un bon nombre de resserres étaient bouclées ; et certaines des soutes à minerai étaient elles aussi fermées.

Au bout de quelques jours, je secouai la tête et me demandai si je ne me faisais pas des idées. Il y avait des explications pour tout ce que j’avais remarqué. La vie à bord favorise la création de clans, même quand tout se passe pour le mieux ; nous avions beau n’être qu’une quarantaine, des divisions apparaîtraient au cours de l’année de notre expédition. Et là-bas, sur Mars, l’époque était troublée. La consolidation des divers secteurs sous la coordination centrale du Comité entraînait beaucoup de mécontentement. L’esprit partisan sévissait, les groupes subversifs étaient partout, disait-on. Ces faits suffisaient à expliquer les petites factions que je remarquais maintenant à bord de l’Aigle-Roux. La paranoïa est un des maux les plus répandus à bord des vaisseaux… il est facile de voir des plans dans un milieu si pesamment planifié.

Je décidai donc d’ignorer tout cela. Nous transportions peut-être quelque chose vers Cérès pour le Comité, mais cela n’avait pas d’importance.

Pourtant, il y avait quelque chose dans l’atmosphère du vaisseau. On voyait plus de gens nerveux et tendus. Il s’échangeait des coups d’œil lourds de sens… dans une ambiance de mystère. Mais là, je me laisse peut-être influencer rétrospectivement. Ce sont les faits que je désire consigner ici. Ce journal m’aidera à me souvenir de ces événements dans des années, peut-être des siècles, aussi dois-je m’en tenir aux faits, l’aiguillon le plus acéré de la mémoire.

En tout cas, le troisième signe ne laissait aucune place au doute. Le soleil était alors presque entre Mars et nous, et je m’étais rendue à la salle radio pour envoyer une dernière lettre à mon imbécile de père, temporairement sous les verrous pour sa grande gueule. Après quoi je retournai vers le puits de circulation et j’étais sur le point de me laisser tomber vers les quartiers d’habitation quand j’entendis résonner dans le tube des voix en provenance de la passerelle. Venait-on de prononcer mon nom ? Je me halai le long de la main courante vers les marches menant à la passerelle et restai là à écouter. Cela devenait une habitude. Encore une fois, c’était John Dancer qui parlait.