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– Monseigneur, revenez à vous, vous n’êtes pas raisonnable.

Ces mots mirent le comble à l’irritation de Rodolphe; son regard brilla d’un éclat sauvage; ses lèvres blanchirent, et, s’avançant vers Murph avec un geste de menace, il s’écria:

– Oses-tu bien…!

Murph se recula, et dit vivement, comme malgré lui:

– Monseigneur, monseigneur, SOUVENEZ-VOUS DU 13 JANVIER!

Ces mots produisirent un effet magique sur Rodolphe. Son visage, crispé par la colère, se détendit.

Il regarda fixement Murph, baissa la tête; puis, après un moment de silence, il murmura d’une voix altérée:

– Ah! monsieur, vous êtes cruel… Je croyais pourtant!… Et vous encore!… Vous!…

Rodolphe ne put achever, sa voix s’éteignit; il tomba sur un banc de pierre et cacha sa tête dans ses deux mains.

– Monseigneur, s’écria Murph désolé, mon bon seigneur, pardonnez-moi, pardonnez à votre vieux et fidèle Murph! Ce n’est que poussé à bout, et craignant, hélas! non pour moi, mais pour vous, les suites de votre emportement, que j’ai dit cela… Je l’ai dit sans colère, sans reproche, je l’ai dit malgré moi et avec compassion. Monseigneur, j’ai eu tort d’être susceptible… Mon Dieu! qui doit connaître votre caractère, si ce n’est moi, moi qui ne vous ai pas quitté depuis votre enfance! De grâce, dites que vous me pardonnez de vous avoir rappelé ce jour funeste… Hélas que d’expiations n’avez-vous pas…

Rodolphe releva la tête; il était très-pâle. Il dit à son compagnon d’une voix douce et triste:

– Assez, assez, mon vieil ami, je te remercie d’avoir éteint d’un mot ce fatal emportement; je ne te fais pas d’excuses, moi, des duretés que j’ai dites; tu sais bien qu’il y a loin du cœur aux lèvres, comme disent les bonnes gens de chez nous. J’étais fou, ne parlons plus de cela.

– Hélas! maintenant vous voilà triste pour longtemps… Suis-je assez malheureux!… Je ne désire rien tant que de vous voir sortir de votre humeur sombre et je vous y replonge par ma sotte susceptibilité. Mordieu! à quoi sert d’être honnête homme et d’avoir des cheveux gris, si ce n’est à endurer patiemment mes reproches qu’on ne mérite pas!

– Mais non, reprit Murph avec une exaltation comique, car elle contrastait avec son flegme habituel, mais non, il faut sans doute qu’on me flatte à la journée, qu’on me dise: «Monsieur Murph, vous êtes le modèle des serviteurs; Monsieur Murph, il n’y a pas de fidélité pareille à la vôtre; monsieur Murph, vous êtes un homme admirable; monsieur Murph! diable, peste! oh! oh! qu’il est beau, monsieur Murph! brave Murph!» Allons, vieux perroquet, fais donc gratter ta tête grise!!!

Puis, se ressouvenant des affectueuses paroles que Rodolphe lui avait dites au commencement de la conversation, il s’écria avec un redoublement de violence grotesque:

– Mais c’est qu’il m’avait appelé son bon, son vieux, son fidèle Murph!… Et moi qui vais comme un rustre, pour une boutade involontaire! à mon âge… Mordieu!… c’est à s’arracher les cheveux.

Et le digne gentilhomme porta ses deux mains à ses tempes.

Ces mots et ce geste étaient chez lui le signe du désespoir arrivé à son paroxysme. Malheureusement ou heureusement pour Murph, il était presque complètement chauve, ce qui rendait cette manifestation capillaire très-inoffensive, et cela à son grand et sincère regret; car lorsque l’action succédait à la parole, c’est-à-dire lorsque ses doigts crispés ne rencontraient que la surface de son crâne, luisante et polie comme du marbre, le digne squire était confus et honteux de sa présomption, il se regardait comme un hâbleur, comme un fanfaron. Hâtons-nous de dire, pour disculper Murph de tout soupçon de forfanterie, qu’il avait possédé la chevelure la plus épaisse, la plus dorée qui eût jamais orné le crâne d’un gentilhomme du Yorkshire.

Ordinairement le désappointement de Murph à l’endroit de sa chevelure amusait beaucoup Rodolphe; mais ses pensées étaient alors graves, douloureuses. Pourtant, ne voulant pas augmenter les regrets de son compagnon, il lui dit en souriant avec douceur:

– Écoute-moi, bon Murph: tu paraissais louer sans réserve le bien que j’ai fait à Mme Georges…

– Monsieur…

– Et t’étonner de mon intérêt pour cette pauvre fille perdue?

– Monseigneur, de grâce… j’ai eu tort… j’ai eu tort…

– Non… Je le conçois, les apparences ont pu te tromper… Seulement, comme tu connais ma vie… comme tu m’aides avec autant de fidélité que de courage dans la tâche que j’ai entreprise… il est de ton devoir ou, si tu l’aimes mieux, de ma reconnaissance, de te convaincre que je n’agis pas légèrement…

– Je le sais, monseigneur.

– Tu connais mes idées au sujet du bien que l’homme peut faire. Secourir d’honorables infortunes qui se plaignent, c’est bien. S’enquérir de ceux qui luttent avec honneur, avec énergie, et leur venir en aide, quelquefois à leur insu… prévenir à temps la misère ou la tentation, qui mènent au crime… c’est mieux. Réhabiliter à leurs propres yeux, rendre tout à fait honnêtes et bons ceux qui ont conservé purs quelques généreux sentiments au milieu du mépris qui les flétrit, de la misère qui les ronge, de la corruption qui les entoure, et pour cela braver, soi, le contact de cette misère, de cette corruption, de cette fange… c’est mieux encore. Poursuivre d’une haine vigoureuse, d’une vengeance implacable, le vice, l’infamie, le crime, qu’ils rampent dans la boue ou qu’ils trônent sur la soie, c’est justice… Mais secourir aveuglément une misère méritée, mais dégrader l’aumône et la pitié, mais prostituer ces chastes et pieuses consolatrices de mon âme blessée… les prostituer à des êtres indignes, infâmes, cela serait horrible, impie, sacrilège. Ce serait faire douter de Dieu. Et celui qui donne doit y faire croire.

– Monseigneur, je n’ai pas voulu dire que vous aviez indignement placé vos bienfaits.

– Encore un mot, mon vieil ami. Mme Georges et la pauvre fille que je lui ai confiée sont parties des deux points extrêmes pour tomber dans un abîme commun… le malheur. L’une, heureuse, riche, aimée, honorée, douée de toutes les vertus, a vu son existence flétrie, brisée, anéantie par le scélérat hypocrite auquel d’aveugles parents l’avaient mariée… Je le dis avec joie, sans moi la malheureuse femme expirait de misère et de besoin; car la honte l’empêchait de s’adresser à personne.

– Ah! monseigneur, lorsque nous sommes arrivés dans cette mansarde, quelle effroyable pauvreté! C’était affreux… affreux!… Et lorsque après sa longue maladie elle s’est pour ainsi dire réveillée ici, dans cette maison si calme, quelle surprise! quelle reconnaissance! Vous avez raison, monseigneur, voir secourir de telles infortunes, cela fait croire à Dieu.

– Et c’est honorer Dieu que de les secourir; je le reconnais, rien n’est plus céleste que la vertu sereine et réfléchie, rien n’est plus respectable qu’une femme comme Mme Georges, qui, élevée par une mère pieuse et bonne dans une intelligente observance de tous les devoirs, n’y a jamais failli… jamais! et a vaillamment traversé les plus effroyables épreuves. Mais n’est-ce pas aussi honorer Dieu, dans ce qu’il a de plus divin, que de retirer de la fange une de ces rares natures qu’il s’est complu à douer?… Ne mérite-t-elle pas aussi pitié, intérêt, respect… oui, respect, la malheureuse enfant qui, abandonnée à son seul instinct; qui, torturée, emprisonnée, avilie, souillée, a saintement conservé, au fond de son cœur, les nobles germes que Dieu y avait semés? Si tu l’avais entendue, cette pauvre créature, au premier mot d’intérêt que je lui ai dit, à la première parole honnête et amie qu’elle ait entendue, comme les plus charmants instincts, les goûts les plus purs, les pensées les plus délicates, les plus poétiques, se sont éveillés en foule dans son âme ingénue, de même qu’au printemps les mille fleurs sauvages des prairies éclosent au moindre rayon de soleil… sans le savoir! Dans cet entretien d’une heure avec un pauvre ouvrier, j’ai découvert dans Fleur-de-Marie des trésors de bonté, de grâce, de sagesse, oui, de sagesse, mon vieux Murph. Un sourire m’est venu aux lèvres et une larme m’est venue aux yeux, lorsque dans son gentil babil, rempli de raison, elle m’a prouvé que je devais économiser quarante sous par jour, pour être au-dessus des besoins et des mauvaises tentations. Pauvre petite, elle disait cela d’un ton si sérieux, si pénétré! elle éprouvait une si douce satisfaction à me donner un sage conseil, une si douce joie à m’entendre promettre que je le suivrais!… J’étais ému… oh! ému jusqu’aux larmes, je te l’ai dit… Et l’on m’accuse d’être blasé, dur, inflexible… Oh! non, non, grâce à Dieu! quelquefois je sens encore mon cœur battre ardent et généreux… Mais toi-même tu es attendri, mon vieil ami… Allons, Fleur-de-Marie ne sera pas jalouse de Mme Georges, tu t’intéresses aussi à son sort.