– C’est vrai, monseigneur… Ce trait de vous faire économiser quarante sous par jour… vous croyant ouvrier… au lieu de vous engager à faire de la dépense pour elle… oui, ce trait-là me touche plus qu’il ne devrait peut-être.
– Et quand je songe que cette enfant a une mère riche, honorée, dit-on, qui l’a indignement abandonnée… Oh! si cela est… je le saurai, je l’espère… et je te dirai comment. Oh! si cela est! malheur… malheur à cette femme! elle aura une terrible expiation à subir… Murph, Murph… jamais je ne me suis senti des élans de haine plus implacable qu’en songeant à cette femme que je ne connais pas. Tu le sais, Murph… tu le sais… certaines vengeances me sont bien chères… certaines souffrances bien précieuses… j’ai bien soif de certaines larmes!
– Hélas! monseigneur, dit Murph, affligé de l’expression d’infernale méchanceté qui se peignait sur les traits de Rodolphe en parlant ainsi, je le sais, ceux qui méritent intérêt et compassion ont souvent dit de vous: «C’est donc un bon ange!» Ceux qui méritent mépris et haine se sont écriés, en vous maudissant, dans leur désespoir: «C’est donc le démon!…»
– Tais-toi, voici Mme Georges et Marie… Fais tout préparer pour notre départ; il faut être à Paris de bonne heure.
XIV Les adieux
Marie (désormais nous donnerons ce nom à la Goualeuse), grâce aux soins de Mme Georges, n’était plus reconnaissable.
Un joli bonnet rond à la paysanne et deux épais bandeaux de cheveux blonds encadraient la figure virginale de la jeune fille. Un ample fichu de mousseline blanche se croisait sur son sein et disparaissait à demi sous la haute bavette carrée d’un petit tablier de taffetas changeant, dont les reflets bleus et roses miroitaient sur le fond sombre d’une robe carmélite qui semblait avoir été faite pour Marie.
Sa physionomie était profondément recueillie; certaines félicités jettent l’âme dans une ineffable tristesse, dans une sainte mélancolie.
Rodolphe ne fut pas surpris de la gravité de Marie, il s’y attendait. Joyeuse et babillarde, il aurait eu d’elle une idée moins élevée.
Avec un tact parfait, il ne lui fit pas le moindre compliment sur sa beauté, qui brillait pourtant ainsi du plus pur éclat.
Rodolphe sentait qu’il y avait quelque chose de solennel, d’auguste, dans cette espèce de rédemption d’une âme arrachée au vice.
On voyait sur les traits sérieux et résignés de Mme Georges la trace de longues souffrances, de profonds chagrins; elle regardait Marie avec une mansuétude, une compassion presque maternelle, tant la grâce et la douceur de cette jeune fille étaient sympathiques.
– Voilà mon enfant… qui vient vous remercier de vos bontés, monsieur Rodolphe, dit Mme Georges en présentant Marie à Rodolphe.
À ces mots de «mon enfant», la Goualeuse tourna lentement ses grands yeux vers sa protectrice et la contempla pendant quelques moments avec une expression de reconnaissance inexprimable.
– Merci pour Marie, ma chère madame Georges; elle est digne de ce tendre intérêt… et elle le méritera toujours.
– Monsieur Rodolphe, dit Marie d’une voix tremblante, vous comprenez… n’est-ce pas, que je ne trouve rien à vous dire?
– Votre émotion me dit tout, Marie…
– Oh! elle sent combien le bonheur qui lui arrive est providentiel, dit Mme Georges attendrie. Son premier mouvement, en entrant dans ma chambre, a été de se jeter à genoux devant mon crucifix.
– C’est que maintenant grâce à vous, monsieur Rodolphe… j’ose prier…, dit Marie en regardant son ami.
Murph se retourna brusquement: son flegme d’Anglais, sa dignité de squire, ne lui permettaient pas de laisser voir à quel point le touchaient les simples paroles de Marie.
Rodolphe dit à la jeune fille:
– Mon enfant, j’aurais à causer avec Mme Georges… Mon ami Murph vous conduira dans la ferme… et vous fera faire connaissance avec vos futurs protégés… Nous vous rejoindrons tout à l’heure… Eh bien! Murph… Murph, tu ne m’entends pas?…
Le bon gentilhomme tournait alors le dos et feignait de se moucher avec un bruit, un retentissement formidables; il remit son mouchoir dans sa poche, enfonça son chapeau sur ses yeux et, se retournant à demi, il offrit son bras à Marie.
Murph avait si habilement manœuvré que ni Rodolphe ni Mme Georges ne purent apercevoir son visage. Prenant le bras de la jeune fille, il se dirigea rapidement vers les bâtiments de la ferme, en marchant si vite que, pour le suivre, la Goualeuse fut obligée de courir, comme elle courait dans son enfance après la Chouette.
– Eh bien! madame Georges, que pensez-vous de Marie? dit Rodolphe.
– Monsieur Rodolphe, je vous l’ai dit: à peine entrée dans ma chambre… voyant mon christ, elle a couru s’agenouiller… Il m’est impossible de vous exprimer tout ce qu’il y a de spontané, de naturellement religieux dans ce mouvement. J’ai compris à l’instant que son âme n’était pas dégradée. Et puis, monsieur Rodolphe, l’expression de sa reconnaissance pour vous n’a rien d’exagéré, d’emphatique; elle n’en est que plus sincère. Encore un mot qui vous prouvera combien l’instinct religieux est puissant en elle; je lui ai dit: «Vous avez dû être bien étonnée, bien heureuse, lorsque M. Rodolphe vous a annoncé que vous resteriez ici désormais?… Quelle profonde impression cela a dû vous causer!… «- Oh! oui, m’a-t-elle répondu; quand M. Rodolphe m’a dit cela, alors je ne sais ce qui s’est passé en moi tout à coup; mais j’ai éprouvé l’espèce de bonheur pieux, de saint respect que j’éprouvais lorsque j’entrais dans une église… quand je pouvais y entrer, a-t-elle ajouté, car vous savez, madame…» Je ne l’ai pas laissée achever en voyant sa figure se couvrir de honte. – Je sais, mon enfant… et je vous appellerai toujours mon enfant… si vous le voulez bien… je sais que vous avez beaucoup souffert: mais Dieu bénit ceux qui l’aiment et ceux qui le craignent… ceux qui ont été malheureux et ceux qui se repentent…