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– Bien…, dit Rodolphe, ému de cette générosité et prenant la main du Chourineur; bien, va…

Le Chourineur s’approcha du Maître d’école et lui mit la main sur l’épaule.

Le brigand tressaillit.

– Qu’est-ce qui me touche? dit-il d’une voix sourde.

– Moi…

– Qui, toi?

– Le Chourineur.

– Tu viens aussi te venger, n’est-ce pas?

– Tu ne sais comment sortir!… Prends mon bras… Je vais te conduire.

– Toi! toi!

– Oui, tu me fais de la peine… maintenant; viens!

– Tu veux donc me tendre un piège?

– Tu sais bien que je ne suis pas lâche… je n’abuserai pas de ton malheur. Allons, partons, il fait jour.

– Il fait jour!!! ah! Je ne verrai plus jamais quand il fera jour, moi s’écria le Maître d’école.

Rodolphe ne put supporter davantage cette scène, il rentra brusquement, suivi de David, en faisant signe aux deux domestiques de s’éloigner.

Le Chourineur et le Maître d’école restèrent seuls.

– Est-ce vrai qu’il y a de l’argent dans le portefeuille qu’on m’a donné? dit le brigand, après un long silence.

– Oui, j’y ai mis moi-même cinq mille francs. Avec cela tu peux te placer en pension quelque part, dans quelque coin, à la campagne, pour le restant de tes jours… ou bien veux-tu que je te conduise chez l’ogresse?

– Non, elle me volerait.

– Chez Bras-Rouge?

– Il m’empoisonnerait pour me voler!

– Où veux-tu donc que je te conduise?

– Je ne sais pas. Tu n’es pas voleur, toi, Chourineur. Tiens, cache bien mon portefeuille dans ma veste, que la Chouette ne le voie pas, elle me dévaliserait.

– La Chouette? on l’a portée à l’hospice Beaujon. En me débattant contre vous deux, cette nuit, je lui ai déformé une jambe.

– Mais qu’est-ce que je vais devenir? mon Dieu! qu’est-ce que je vais devenir? avec ce rideau noir, là, là toujours devant moi! Et sur ce rideau noir si je voyais paraître les figures pâles et mortes de ceux…

Il tressaillit et dit d’une voix sourde au Chourineur:

– Cet homme de cette nuit, est-ce qu’il est mort?

– Non.

– Tant mieux!

Et le brigand resta quelque temps silencieux; puis tout à coup il s’écria en bondissant de rage:

– C’est pourtant toi, Chourineur, qui me vaux cela! Brigand… sans toi je refroidissais l’homme et j’emportais l’argent. Si je suis aveugle, c’est ta faute! Oui, c’est ta faute!

– Ne pense plus à cela, c’est malsain pour toi. Voyons, viens-tu, oui ou non?… Je suis fatigué, je veux dormir. C’est assez nocé comme ça. Demain je retourne à mon train de bois. Je vas te conduire où tu voudras, j’irai me coucher après.

– Mais je ne sais où aller, moi. Dans mon garni… je n’ose pas… il faudrait dire…

– Eh bien! écoute; veux-tu, pour un jour ou deux, venir dans mon chenil? Je te trouverai peut-être bien des braves gens qui, ne sachant pas qui tu es, te prendront en pension chez eux comme un infirme. Tiens… il y a justement un homme du port Saint-Nicolas, que je connais, dont la mère habite Saint-Mandé; une digne femme, qui n’est pas heureuse. Peut-être bien qu’elle pourrait se charger de toi… Viens-tu, oui ou non?

– On peut se fier à toi, Chourineur. Je n’ai pas peur d’aller chez toi avec mon argent. Tu n’as jamais volé, toi… tu n’es pas méchant, tu es généreux.

– Allons, c’est bon, assez d’épitaphes comme ça.

– C’est que je suis reconnaissant de ce que tu veux bien faire pour moi, Chourineur. Tu es sans haine et sans rancune, toi…, dit le brigand avec humilité, tu vaux mieux que moi.

– Tonnerre! je le crois bien; M. Rodolphe m’a dit que j’avais du cœur.

– Mais quel est-il donc, cet homme? Ce n’est pas un homme, s’écria le Maître d’école avec un redoublement de fureur désespérée, c’est un bourreau, un monstre!

Le Chourineur haussa les épaules et dit:

– Partons-nous?

– Nous allons chez toi, n’est-ce pas, Chourineur?

– Oui.

– Tu n’as pas de rancune de cette nuit, tu me le jures, n’est-ce pas?

– Oui.

– Et tu es sûr qu’il n’est pas mort… l’homme?

– J’en suis sûr.

– Ça sera toujours celui-là de moins, dit le brigand d’une voix sourde.

Et, s’appuyant sur le bras du Chourineur, il quitta la maison de l’allée des Veuves.

Fin de la première partie

DEUXIÈME PARTIE

I L’Île-Adam

Un mois s’était passé depuis les événements dont nous avons parlé. Nous conduirons le lecteur dans la petite ville de l’Île-Adam, située dans une position ravissante, au bord de la rivière de l’Oise, au pied d’une forêt.

Les plus petits faits deviennent des événements en province. Aussi, les oisifs de l’Île-Adam, qui se promenaient ce matin-là sur la place de l’Église, se préoccupaient-ils beaucoup de savoir quand arriverait l’acquéreur du plus beau fonds de boucherie de la ville tout récemment cédé par la veuve Dumont, à laquelle il appartenait.

Sans doute l’acquéreur était riche: car il avait fait splendidement peindre et décorer la boutique. Depuis trois semaines, les ouvriers avaient travaillé jour et nuit. Une belle grille de bronze, rehaussée d’or, s’étendait sur toute l’ouverture de l’étal, et le fermait en laissant circuler l’air. De chaque côté de la grille s’élevaient de larges pilastres, surmontés de deux grosses têtes de taureaux à cornes dorées; ils soutenaient le vaste entablement destiné à recevoir l’enseigne de la boutique. Le reste de la maison, composé d’un étage, avait été peint d’une couleur de pierre; les persiennes, d’un gris clair. Les travaux étaient terminés, sauf le placement de l’enseigne, impatiemment attendu par les oisifs, très-désireux de connaître le nom du successeur de la veuve.

Enfin les ouvriers apportèrent un grand tableau, et les curieux purent lire, en lettres dorées sur un fond noir: Francœur, marchand boucher.

La curiosité des oisifs de l’Île-Adam ne fut qu’en partie satisfaite par ce renseignement. Quel était ce M. Francœur? Un des plus impatients alla s’en informer auprès du garçon boucher, qui, l’air joyeux et ouvert, s’occupait activement des derniers soins de l’étalage.

Le garçon, interrogé sur son maître, M. Francœur, répondit qu’il ne le connaissait pas encore, car il avait fait acheter ce fonds par procuration; mais le garçon ne doutait pas que son bourgeois ne fit tous ses efforts pour mériter la pratique de MM. les bourgeois de l’Île-Adam.