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Ce petit compliment, fait d’un air avenant et cordial, joint à l’excellente tenue de la boutique, disposa les curieux en faveur de M. Francœur; plusieurs même promirent à l’instant leur pratique à son garçon.

La maison avait une porte charretière ouvrant sur la rue de l’Église.

Deux heures après l’ouverture de la boutique, une carriole d’osier toute neuve, attelée d’un bon et vigoureux cheval percheron, entra dans la cour de la boucherie; deux hommes descendirent de cette voiture.

L’un était Murph, complètement guéri de sa blessure, quoiqu’il fût encore pâle; l’autre était le Chourineur.

Au risque de répéter une vulgarité, nous dirons que le prestige de l’habit est si puissant que l’hôte des tavernes de la Cité était presque méconnaissable sous les vêtements qu’il portait. Sa physionomie avait subi la même métamorphose; il avait dépouillé avec ses haillons son air sauvage, brutal et turbulent; à le voir marcher ses deux mains dans les poches de sa longue et chaude redingote de castorine couleur noisette, son menton fraîchement rasé enfoui dans une cravate blanche à coins brodés, on l’eût pris pour le bourgeois le plus inoffensif du monde.

Murph attacha la longe du licou du cheval à un anneau de fer scellé dans le mur, fit signe au Chourineur de le suivre; ils entrèrent dans une jolie salle basse, meublée en noyer, qui formait l’arrière-boutique; les deux fenêtres donnaient sur la cour, où le cheval piaffait d’impatience. Murph paraissait être chez lui, car il ouvrit une armoire, il prit une bouteille d’eau-de-vie, un verre, et dit au Chourineur:

– Le froid étant vif ce matin, mon garçon, vous boirez bien un verre d’eau-de-vie?

– Si cela vous est égal, monsieur Murph… je ne boirai pas.

– Vous refusez?

– Oui, je suis trop content; et la joie, ça réchauffe. Après ça, quand je dis content… peut-être.

– Comment cela?

– Hier, vous venez me trouver sur le port Saint-Nicolas, où je débardais crânement pour me réchauffer. Je ne vous avais pas vu depuis la nuit… où le Nègre à cheveux blancs avait aveuglé le Maître d’école. C’était la première chose qu’il n’ait pas volé, c’est vrai… mais enfin… tonnerre! ça m’a remué. Et M. Rodolphe, quelle figure! Lui qui avait l’air si bon enfant, il m’a fait peur dans ce moment-là.

– Bien, bien… Après?

– Vous m’avez donc dit: «Bonjour, Chourineur.

«- Bonjour, monsieur Murph. Vous voilà donc debout?… Tant mieux, tonnerre!… tant mieux. Et M. Rodolphe?

«- Il a été obligé de partir quelques jours après l’affaire de l’allée des Veuves, et il vous a oublié, mon garçon.

«- Eh bien, monsieur Murph, que je vous réponds, si M. Rodolphe m’a oublié, vrai… ça me fait de la peine.»

– Je voulais dire, mon brave, qu’il avait oublié de récompenser vos services; mais il en gardera toujours le souvenir.

– Aussi, monsieur Murph, ces paroles-là m’ont ragaillardi tout de suite… Tonnerre! moi, je ne l’oublierai pas, allez!… Il m’a dit que j’avais du cœur et de l’honneur… enfin, suffit.

– Malheureusement, mon garçon, monseigneur est parti sans laisser d’ordre à votre sujet: moi, je ne possède rien que ce que me donne monseigneur: je ne puis reconnaître comme je le voudrais… tout ce que je vous dois pour ma part.

– Allons donc! monsieur Murph, vous plaisantez.

– Mais pourquoi diable, aussi, n’êtes-vous pas revenu à l’allée des Veuves après cette nuit fatale? Monseigneur ne serait pas parti sans songer à vous.

– Dame… M. Rodolphe ne m’a pas fait demander. J’ai cru qu’il n’avait plus besoin de moi.

– Mais vous deviez bien penser qu’il avait au moins besoin de vous témoigner sa reconnaissance.

– Puisque vous m’avez dit que M. Rodolphe ne m’avait pas oublié, monsieur Murph!

– Allons, bien; allons, n’en parlons plus. Seulement j’ai eu beaucoup de peine à vous trouver… Vous n’allez donc plus chez l’ogresse?

– Non.

– Pourquoi cela?

– C’est des idées à moi… des bêtises.

– À la bonne heure; mais revenons à ce que vous me disiez.

– À quoi, monsieur Murph?

– Vous me disiez: «Je suis content de vous avoir rencontré; et encore, content… peut-être.»

– M’y voilà, monsieur Murph. Hier, en venant à mon train de bois, vous m’avez dit: «Mon garçon, je ne suis pas riche, mais je puis vous faire avoir une place où vous aurez moins de mal que sur le port, et où vous gagnerez quatre francs par jour.» Quatre francs par jour… vive la Charte! Je n’y pouvais croire: paye d’adjudant-sous-officier! Je vous réponds: «Ça me va, monsieur Murph. – Mais, que vous me dites, il ne faudra pas que vous soyez fait comme un gueux, car ça effrayerait les bourgeois où je vous mène.» Je vous réponds: «Je n’ai pas de quoi me faire autrement.» Vous me dites: «Venez au Temple.» Je vous suis; je choisis ce qu’il y a de plus flambant chez la mère Hubart, vous m’avancez de quoi payer, et, en un quart d’heure, je suis ficelé comme un propriétaire ou comme un dentiste. Vous me donnez rendez-vous pour ce matin à la porte Saint-Denis, au point du jour; je vous y trouve avec votre carriole, et nous voici.

– Eh bien! qu’y a-t-il à regretter pour vous dans tout cela?

– Il y a… que, d’être bien mis, voyez-vous, monsieur Murph, ça gâte, et que, quand je reprendrai mon vieux bourgeron et mes guenilles, ça me fera un effet. Et puis… gagner quatre francs par jour, moi qui n’en gagnais que deux… et ça tout d’un coup… ça me fait l’effet d’être trop beau, et de ne pouvoir pas durer; et j’aimerais mieux coucher toute ma vie sur la méchante paillasse de mon garni, que de coucher cinq ou six nuits dans un bon lit. Voilà mon caractère.

– Cela ne manque pas de raison. Mais il vaudrait mieux toujours coucher dans un bon lit.

– C’est clair, il vaut mieux avoir du pain tout son soûl que de crever de faim. Ah çà! c’est donc une boucherie ici? dit le Chourineur en prêtant l’oreille aux coups de couperet du garçon, et en entrevoyant des quartiers de bœuf à travers les rideaux.

– Oui, mon brave; elle appartient à un de mes amis. Pendant que mon cheval souffle, voulez-vous la visiter?

– Ma foi, oui; ça me rappelle ma jeunesse… si ce n’est que j’avais Montfaucon pour abattoir et de vieilles rosses pour bétail. C’est drôle si j’avais eu de quoi, c’est un état que j’aurais tout de même bien aimé, que celui de boucher! S’en aller sur un bon bidet acheter des bestiaux dans les foires, revenir chez soi au coin de son feu, se chauffer si l’on a froid, se sécher si l’on est mouillé, trouver la ménagère, une bonne grosse maman fraîche et réjouie avec une tapée d’enfants qui vous fouillent dans vos sacoches pour voir si vous leur rapportez quelque chose. Et puis le matin, dans l’abattoir, empoigner un bœuf par les cornes… quand il est méchant surtout, nom de nom… il faut qu’il soit méchant… le mettre à l’anneau, l’abattre, le dépecer, le parer… Tonnerre! ça aurait été mon ambition, comme à la Goualeuse de manger du sucre d’orge quand elle était petite… À propos de cette pauvre fille, monsieur Murph, en ne la voyant plus revenir chez l’ogresse, je me suis bien douté que M. Rodolphe l’avait tirée de là. Tenez, ça, c’est une bonne action, monsieur Murph. Pauvre fille! ça ne demandait pas à mal faire… C’était si jeune! Et plus tard… l’habitude… Enfin M. Rodolphe a bien fait.