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– Je suis de votre avis. Mais voulez-vous venir visiter la boutique, en attendant que notre cheval ait soufflé?

Le Chourineur et Murph entrèrent dans la boutique, puis ils allèrent voir l’étable, où étaient renfermés trois bœufs magnifiques et une vingtaine de moutons; puis l’écurie, la remise, la tuerie, les greniers et les dépendances de cette maison, tenue avec un soin, une propreté, qui annonçaient l’ordre et l’aisance.

Lorsqu’ils eurent tout vu, sauf l’étage supérieur:

– Avouez, dit Murph, que mon ami est un gaillard bien heureux. Cette maison et ce fonds sont à lui; sans compter un millier d’écus roulants pour son commerce. Avec cela, trente-huit ans, fort comme un taureau, d’une santé de fer, le goût de son état. Le brave et honnête garçon que vous avez vu en bas le remplace avec beaucoup d’intelligence, quand il va en foire acheter des bestiaux. Encore une fois, n’est-il pas bien heureux, mon ami?

– Ah! dame, oui, monsieur Murph. Mais que voulez-vous? il y a des heureux et des malheureux; quand je pense que je vas gagner quatre francs par jour, et qu’il y en a qui ne gagnent que moitié, ou moins…

– Voulez-vous monter voir le reste de la maison?

– Volontiers, monsieur Murph.

– Justement le bourgeois qui doit vous employer est là-haut.

– Le bourgeois qui doit m’employer?

– Oui.

– Tiens, pourquoi donc que vous ne me l’avez pas dit plus tôt?

– Je vous expliquerai cela plus tard.

– Un moment, dit le Chourineur d’un air triste et embarrassé, en arrêtant Murph par le bras; écoutez, je dois vous dire une chose… que M. Rodolphe ne vous a peut-être pas dite… mais que je ne dois pas cacher au bourgeois qui veut m’employer… parce que, si cela le dégoûte, autant que ce soit tout de suite qu’après.

– Que voulez-vous?

– Je veux dire…

– Eh bien!

– Que je suis repris de justice… que j’ai été au bagne…, dit le Chourineur d’une voix sourde.

– Ah! fit Murph.

– Mais je n’ai jamais fait de tort à personne! s’écria le Chourineur, et je crèverais plutôt de faim que de voler… Mais j’ai fait pis que voler, ajouta le Chourineur en baissant la tête, j’ai tué… par colère… Enfin, ce n’est pas tout ça, reprit-il après un moment de silence, les bourgeois ne veulent jamais employer un forçat; ils ont raison, c’est pas là qu’on couronne des rosières. C’est ce qui m’a toujours empêché de trouver de l’ouvrage ailleurs que sur les ports, à débarder des trains de bois; car j’ai toujours dit, en me présentant pour travailler: Voici, voilà… en voulez-vous? N’en voulez-vous pas? J’aime mieux être refusé tout de suite que découvert plus tard… C’est pour vous dire que je vais tout dégoiser au bourgeois. Vous le connaissez: s’il doit me refuser, évitez-moi ça en me le disant, et je vais tourner les talons.

– Venez toujours, dit Murph.

Le Chourineur suivit Murph; ils montèrent un escalier: une porte s’ouvrit, tous deux se trouvèrent en présence de Rodolphe.

– Mon bon Murph… laisse-nous, dit Rodolphe.

II Récompense

– Vive la Charte! je suis crânement content de vous retrouver, monsieur Rodolphe, ou plutôt monseigneur, s’écria le Chourineur.

Il éprouvait une véritable joie à revoir Rodolphe; car les cœurs généreux s’attachent autant par les services qu’ils rendent que par ceux qu’ils reçoivent.

– Bonjour, mon garçon; je suis aussi ravi de vous voir.

– Farceur de M. Murph! qui disait que vous étiez parti. Mais tenez, monseigneur…

– Appelez-moi monsieur Rodolphe, j’aime mieux ça.

– Eh bien! monsieur Rodolphe… pardon de n’avoir pas été vous revoir après la nuit du Maître d’école… Je sens maintenant que j’ai fait une impolitesse; mais enfin, vous ne m’en voudrez pas, n’est-ce pas?

– Je vous la pardonne, dit Rodolphe en souriant.

Puis il ajouta:

– Murph vous a fait voir cette maison?

– Oui, monsieur Rodolphe; belle habitation, belle boutique; c’est cossu, soigné. À propos de cossu, c’est moi qui vas l’être, monsieur Rodolphe: quatre francs par jour, que M. Murph me fait gagner… quatre francs!

– J’ai mieux que cela à vous proposer, mon garçon.

– Oh! mieux… sans vous commander, c’est difficile. Quatre francs par jour!

– J’ai mieux à vous proposer, vous dis-je: car cette maison, ce qu’elle contient, cette boutique et mille écus que voici dans ce portefeuille, tout cela vous appartient.

Le Chourineur sourit d’un air stupide, aplatit son castor à longs poils entre ses deux genoux, qu’il serrait convulsivement, et ne comprit pas ce que Rodolphe lui disait, quoique ses paroles fussent très-claires.

Celui-ci reprit avec bonté:

– Je conçois votre surprise; mais je vous le répète, cette maison et cet argent sont à vous, sont votre propriété.

Le Chourineur devint pourpre, passa sa main calleuse sur son front baigné de sueur et balbutia d’une voix altérée:

– Oh! c’est-à-dire… c’est-à-dire… ma propriété…

– Oui, votre propriété, puisque je vous donne tout cela. Comprenez-vous! je vous le donne, à vous…

Le Chourineur s’agita sur sa chaise, se gratta la tête, toussa, baissa les yeux et ne répondit pas. Il sentait le fil de ses idées lui échapper. Il entendait parfaitement ce que lui disait Rodolphe, et c’est justement pour cela qu’il ne pouvait croire à ce qu’il entendait. Entre la misère profonde, la dégradation où il avait toujours vécu, et la position que lui assurait Rodolphe, il y avait un abîme que le service qu’il avait rendu à Rodolphe ne comblait même pas.

Ne hâtant pas le moment où son protégé ouvrirait enfin les yeux à la réalité, Rodolphe jouissait avec délices de cette stupeur, de cet étourdissement du bonheur.

Il voyait, avec un mélange de joie et d’amertume indicibles, que, chez certains hommes, l’habitude de la souffrance et du malheur est telle que leur raison se refuse à admettre la possibilité d’un avenir qui serait, pour un grand nombre, une existence très-peu enviable.

«Certes, pensait-il, si l’homme a jamais, à l’instar de Prométhée, ravi quelque rayon de la divinité, c’est dans ces moments où il fait (qu’on pardonne ce blasphème!) ce que la Providence devrait faire de temps à autre pour l’édification du monde: prouver aux bons et aux méchants qu’il y a récompense pour les uns, punition pour les autres.»

Après avoir encore un peu joui du bienheureux hébétement du Chourineur, Rodolphe continua:

– Ce que je vous donne vous semble donc bien au delà de vos espérances?

– Monseigneur! dit le Chourineur en se levant brusquement, vous me proposez cette maison et beaucoup d’argent… pour me tenter; mais je ne peux pas.

– Vous ne pouvez pas, quoi? dit Rodolphe avec étonnement.

Le visage du Chourineur s’anima, sa honte cessa; il dit d’une voix ferme:

– Ce n’est pas pour m’engager à voler, que vous m’offrez tant d’argent, je le sais bien. D’ailleurs, je n’ai jamais volé de ma vie… C’est peut-être pour tuer… mais j’ai bien assez du rêve du sergent! ajouta le Chourineur d’une voix sombre.