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– Ah! les malheureux! s’écria Rodolphe avec amertume. La compassion qu’on leur témoigne est-elle donc rare à ce point qu’ils ne peuvent s’expliquer la libéralité que par le crime?

Puis, s’adressant au Chourineur, il lui dit d’un ton plein de douceur:

– Vous me jugez mal… vous vous trompez; je n’exigerai rien de vous que d’honorable. Ce que je vous donne, je vous le donne parce que vous le méritez.

– Moi! s’écria le Chourineur, dont les ébahissements recommencèrent, je le mérite, et comment?

– Je vais vous le dire: sans notions du bien et du mal, abandonné à vos instincts sauvages, renfermé pendant quinze ans au bagne avec les plus affreux scélérats, pressé par la misère et par la faim, forcé, par votre flétrissure et par la réprobation des honnêtes gens, à continuer à fréquenter la lie des malfaiteurs, non-seulement vous êtes resté probe, mais le remords de votre crime a survécu à l’expiation que la justice humaine vous avait imposée.

Ce langage simple et noble fut une nouvelle source d’étonnement pour le Chourineur. Il regardait Rodolphe avec un respect mêlé de crainte et de reconnaissance. Mais il ne pouvait encore se rendre à l’évidence.

– Comment, monsieur Rodolphe, parce que vous m’avez battu, parce que, vous croyant ouvrier comme moi, puisque vous parliez argot comme père et mère, je vous ai raconté ma vie entre deux verres de vin, et qu’après ça je vous ai empêché de vous noyer… Vous, comment? Enfin, moi… une maison… de l’argent… moi comme un bourgeois… Tenez, monsieur Rodolphe, encore une fois, c’est pas possible.

– Me croyant un des vôtres, vous m’avez raconté votre vie naturellement et sans feinte, sans cacher ce qu’il y avait eu de coupable ou de généreux. Je vous ai jugé… bien jugé, et il me plaît de vous récompenser.

– Mais, monsieur Rodolphe, ça ne se peut pas. Non, enfin, il y a de pauvres ouvriers qui toute leur vie ont été honnêtes, et qui…

– Je le sais, et j’ai peut-être fait pour plusieurs de ceux-là plus que je ne fais pour vous. Mais si l’homme qui vit honnête au milieu des gens honnêtes, encouragé par leur estime, mérite intérêt et appui, celui qui, malgré l’éloignement des gens de bien, reste honnête au milieu des plus abominables scélérats de la terre, celui-là aussi mérite intérêt et appui. D’ailleurs, ce n’est pas tout: vous m’avez sauvé la vie, vous l’avez aussi sauvée à Murph, mon ami le plus cher. Ce que je fais pour vous m’est donc autant dicté par la reconnaissance personnelle que par le désir de retirer de la fange une bonne et forte nature qui s’est égarée, mais non perdue… Et ce n’est pas tout.

– Qu’est-ce donc que j’ai encore fait, monsieur Rodolphe?

Rodolphe lui prit cordialement la main et lui dit:

– Rempli de commisération pour le malheur d’un homme qui auparavant avait voulu vous tuer, vous lui avez offert votre appui; vous lui avez même donné asile dans votre pauvre demeure, impasse Notre-Dame, n° 9.

– Vous saviez où je demeurais, monsieur Rodolphe?

– Parce que vous oubliez les services que vous m’avez rendus, je ne les oublie pas, moi. Lorsque vous avez quitté ma maison, on vous a suivi; on vous a vu rentrer chez vous avec le Maître d’école.

– Mais M. Murph m’avait dit que vous ne saviez pas où je demeurais, monsieur Rodolphe.

– Je voulais tenter sur vous une dernière épreuve, je voulais savoir si vous aviez le désintéressement de la générosité. En effet, après votre généreuse action, vous êtes retourné à vos rudes labeurs de chaque jour, ne demandant rien, n’espérant rien, n’ayant pas même un mot d’amertume pour blâmer l’apparente ingratitude avec laquelle je méconnaissais vos services; et quand hier Murph vous a proposé une occupation un peu mieux rétribuée que votre travail habituel, vous avez accepté avec joie, avec reconnaissance!

– Écoutez donc, monsieur Rodolphe, pour ce qui est de ça, quatre francs par jour sont toujours quatre francs par jour. Quant au service que je vous ai rendu, c’est plutôt moi qui vous en remercie.

– Comment cela?

– Oui, oui, monsieur Rodolphe, ajouta-t-il d’un air triste, il m’est encore revenu des choses… car, depuis que je vous connais et que vous m’avez dit ces deux mots: «Tu as encore du CŒUR et de l’HONNEUR», c’est étonnant comme je réfléchis. C’est tout de même drôle que deux mots, deux seuls mots, produisent ça. Mais au fait, semez deux petits grains de blé de rien du tout dans la terre, et il va pousser de grands épis.

Cette comparaison juste, presque poétique, frappa Rodolphe. En effet, deux mots, mais deux mots puissants et magiques pour ceux qui les comprennent, avaient presque subitement développé dans cette nature énergique les bons et généreux instincts qui existaient en germe.

– Voyez-vous, monseigneur, reprit le Chourineur, j’ai sauvé M. Rodolphe et un peu M. Murph, c’est vrai, mais j’en sauverais des centaines, des milliers, que ça ne rendrait pas la vie à ceux…

Et le Chourineur baissa la tête d’un air sombre.

– Ce remords est salutaire, mais une bonne action est toujours comptée.

– Et puis, dans ce que vous avez dit au Maître d’école sur les meurtriers, monsieur Rodolphe, il y avait des choses qui pouvaient m’aller, en bien comme en mal.

Voulant rompre le cours des pensées du Chourineur, Rodolphe lui dit:

– C’est vous qui avez placé le Maître d’école à Saint-Mandé?

– Oui, monsieur Rodolphe… Il m’avait fait changer ses billets pour de l’or et acheter une ceinture que je lui ai cousue sur lui… Nous avons mis son quibus là-dedans, et bon voyage! Il est en pension pour trente sous par jour, chez de bien bonnes gens à qui ça fait une petite douceur.

– Il faudra que vous me rendiez encore un service, mon garçon.

– Parlez, monsieur Rodolphe.

– Dans quelques jours vous irez le trouver… avec ce papier: c’est le titre d’une place à perpétuité aux Bons-Pauvres. Il donnera quatre mille cinq cents francs, et il sera admis pour sa vie à la présentation de ce titre: c’est convenu, tout arrangé. J’ai réfléchi que cela vaudrait mieux. Il s’assurera ainsi un abri et du pain pour le restant de ses jours, et il n’aura qu’à songer au repentir. Je regrette même de ne lui avoir pas de suite donné cette entrée, au lieu d’une somme qui peut être dissipée ou volée; mais il m’inspirait une telle horreur que je voulais avant tout être délivré de sa présence. Vous lui ferez donc cette offre et vous le conduirez à l’hospice. Si par hasard il refuse, nous verrons à agir autrement. Il est donc convenu que vous irez le trouver?

– Ce serait avec plaisir, monsieur Rodolphe, que je vous rendrais ce service, comme vous dites, mais je ne sais pas si je serai libre. M. Murph m’a engagé avec un bourgeois pour quatre francs par jour.

Rodolphe regarda le Chourineur avec étonnement.

– Comment! Et votre boutique? Et votre maison?

– Voyons, monsieur Rodolphe, ne vous moquez pas d’un pauvre diable. Vous vous êtes déjà assez amusé à m’éprouver, comme vous dites. Votre maison et votre boutique, c’est une chanson sur le même air. Vous vous êtes dit: «Voyons donc si cet animal de Chourineur sera assez coq d’Inde pour se figurer que…» Assez, assez, monsieur Rodolphe. Vous êtes un jovial… fini!