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– Comment! Tout à l’heure ne vous ai-je pas expliqué…

– Pour donner de la couleur à la chose… connu… et, foi d’homme, j’y avais un brin mordu. Fallait-il être buse!

– Mais, mon garçon, vous êtes fou!

– Non, non, monseigneur. Tenez, parlez-moi de M. Murph. Quoique ça soit déjà crânement étonnant, quatre francs par jour, à la rigueur ça se conçoit; mais une maison, une boutique, de l’argent en masse, quelle farce! Tonnerre, quelle farce!

Et il se mit à rire d’un gros rire bruyant et sincère.

– Mais encore, une fois…

– Écoutez, monseigneur, franchement vous m’avez d’abord un petit peu mis dedans; c’est quand je me suis dit: «M. Rodolphe est un gaillard comme il n’y en a pas beaucoup, il a peut-être quelque chose à envoyer chercher chez le boulanger, il me donne la commission, et il veut me graisser la patte pour que je ne craigne pas le roussi.» Mais après ça j’ai réfléchi que j’avais tort de penser ça de vous, et c’est là où j’ai vu que vous me montiez une farce; car si j’étais assez Job pour croire que vous me donnez toute une fortune pour rien de rien, c’est pour le coup, monseigneur, que vous diriez: «Pauvre Chourineur, va! Tu me fais de la peine… tu es donc malade?»

Rodolphe commençait à être assez embarrassé de convaincre le Chourineur. Il lui dit d’un ton grave et imposant, presque sévère:

– Je ne plaisante jamais avec la reconnaissance et l’intérêt que m’inspire une noble conduite… Je vous l’ai dit, cette maison et cet argent sont à vous, c’est moi qui vous les donne. Et, puisque vous hésitez à me croire, puisque vous me forcez de vous faire un serment, je vous jure sur l’honneur que tout ceci vous appartient, et que je vous le donne pour les raisons que je vous ai dites.

À cet accent ferme, digne; à l’expression sérieuse des traits de Rodolphe, le Chourineur ne douta plus de la vérité. Pendant quelques moments il le regarda en silence, puis il lui dit sans emphase et d’une voix profondément émue:

– Je vous crois, monseigneur, et je vous remercie bien. Un pauvre homme comme moi ne sait pas faire de phrases. Encore une fois, tenez, je vous remercie bien. Tout ce que je peux vous dire, voyez-vous, c’est que je ne refuserai jamais un secours aux malheureux, parce que la faim et la misère, c’est des ogresses dans le genre de celles qui ont embauché cette pauvre Goualeuse, et qu’une fois dans l’égout, tout le monde n’a pas la poigne assez forte pour s’en retirer.

– Vous ne pouviez mieux me remercier, mon garçon… vous me comprenez. Vous trouverez dans ce secrétaire les titres de cette propriété, acquise pour vous au nom de M. Francœur.

– M. Francœur?

– Vous n’avez pas de nom, je vous donne celui-là. Il est d’un bon présage. Vous l’honorerez, j’en suis sûr.

– Monseigneur, je vous le promets.

– Courage, mon garçon! Vous pouvez m’aider dans une bonne œuvre.

– Moi, monseigneur?

– Vous; aux yeux du monde vous serez un vivant et salutaire exemple. L’heureuse position que la Providence vous fait prouvera que les gens tombés bien bas peuvent encore se relever et beaucoup espérer lorsqu’ils se repentent et qu’ils conservent pures quelques saillantes qualités. En vous voyant heureux, parce qu’après avoir commis une criminelle action, expiée par une punition terrible, vous êtes resté probe, courageux, désintéressé, ceux qui auront failli tâcheront de devenir meilleurs. Je veux qu’on n’ignore rien de votre passé. Tôt ou tard on le connaîtrait; il vaut mieux aller au-devant d’une révélation. Tout à l’heure donc, j’irai trouver avec vous le maire de cette commune; je me suis informé de lui; c’est un homme digne de concourir à mon œuvre. Je me nommerai et je serai votre caution; et, pour établir dès à présent des relations honorables entre vous et les deux personnes qui représentent moralement la société de cette ville, j’assurerai pendant deux ans une somme mensuelle de mille francs destinée aux pauvres; chaque mois je vous enverrai cette somme, dont l’emploi sera réglé par vous, par le maire et par le curé. Si l’un d’eux conservait les moindres scrupules à se mettre en rapport avec vous, ce scrupule s’effacerait devant les exigences de la charité. Ces relations une fois assurées, il dépendra de vous de mériter l’estime de ces gens recommandables, et vous n’y manquerez pas.

– Monseigneur, je vous comprends. Ce n’est pas moi, le Chourineur, à qui vous faites tout ce bien, c’est aux malheureux qui, comme moi, se sont trouvés dans la peine, dans le crime, et qui en sont sortis, comme vous dites, avec du cœur et de l’honneur. Sauf votre respect, c’est comme dans l’armée: quand tout un bataillon a donné à mort, on ne peut pas décorer tout le monde, il n’y a que quatre croix pour cinq cents braves; mais ceux qui n’ont pas l’étoile se disent: «Bon, je l’aurai une autre fois», et l’autre fois ils chargent plus à mort encore.

Rodolphe écoutait son protégé avec bonheur. En rendant à cet homme l’estime de soi, en le relevant à ses propres yeux, en lui donnant pour ainsi dire la conscience de sa valeur, il avait presque instantanément développé dans son cœur et dans son esprit des réflexions remplies de sens, d’honorabilité, on dirait presque de délicatesse.

– Ce que vous me dites là, Francœur, reprit Rodolphe, est une nouvelle manière de me prouver votre reconnaissance, je vous en sais gré.

– Tant mieux, monseigneur, car je serais bien embarrassé de vous la prouver autrement.

– Maintenant allons visiter votre maison; mon vieux Murph s’est donné ce plaisir, et je veux l’avoir aussi.

Rodolphe et le Chourineur descendirent.

Au moment où ils entraient dans la cour, le garçon, s’adressant au Chourineur, lui dit respectueusement:

– Puisque c’est vous qui êtes le bourgeois, monsieur Francœur, je viens vous dire que la pratique donne. Il n’y a plus de côtelettes ni de gigots, et il faudrait saigner un ou deux moutons tout de suite.

– Parbleu! dit Rodolphe au Chourineur, voici une belle occasion d’exercer votre talent… et je veux en avoir l’étrenne… le grand air m’a donné de l’appétit, et je goûterai de vos côtelettes, bien qu’un peu dures, je le crains.

– Vous êtes bien bon, monsieur Rodolphe, dit le Chourineur d’un air joyeux; vous me flattez; je vas faire de mon mieux.

– Faut-il mener deux moutons à la tuerie, bourgeois? dit le garçon.

– Oui, et apporte un couteau bien aiguisé, pas trop fin de tranchant, et fort de dos.

– J’ai votre affaire, bourgeois, soyez tranquille… c’est à se raser avec. Tenez.

– Tonnerre! monsieur Rodolphe, dit le Chourineur en ôtant sa redingote avec empressement et en relevant les manches de sa chemise qui laissaient voir ses bras d’athlète. Ça me rappelle ma jeunesse et l’abattoir; vous allez voir comme je taille là-dedans… Nom de nom, je voudrais déjà y être! Ton couteau, garçon, ton couteau! C’est ça… tu t’y entends. Voilà une lame! Qui est-ce qui en veut?… Tonnerre! avec un chourin comme ça je mangerais un taureau furieux.

Et le Chourineur brandit le couteau. Ses yeux commençaient à s’injecter de sang; la bête reprenait le dessus; l’instinct, l’appétit sanguinaire reparaissait dans toute son effrayante énergie.

La tuerie était dans la cour.