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– Je vois que tu es toujours un fameux licheur et que tu as toujours une passion pour les arlequins.

– Eh bien! maintenant, la Goualeuse, dit le Chourineur, as-tu faim?

– Non, Chourineur.

– Veux-tu autre chose qu’un arlequin, ma fille? dit Rodolphe.

– Oh! non… ma faim a passé…

– Mais regarde donc mon maître… ma fille! dit le Chourineur en riant d’un gros rire et indiquant Rodolphe du regard. Est-ce que tu n’oses pas le reluquer?

La Goualeuse rougit et baissa les yeux sans répondre.

Au bout de quelques moments, l’ogresse vint elle-même placer sur la table de Rodolphe un broc de vin, un pain et l’arlequin, dont nous n’essayerons pas de donner une idée au lecteur, mais que le Chourineur sembla trouver parfaitement de son goût, car il s’écria:

– Quel plat! Dieu de Dieu!… quel plat! C’est comme un omnibus! Il y en a pour tous les goûts, pour ceux qui font gras et pour ceux qui font maigre, pour ceux qui aiment le sucre et ceux qui aiment le poivre… Des pilons de volaille, des queues de poisson, des os de côtelette, des croûtes de pâté, de la friture, du fromage, des légumes, des têtes de bécasse, du biscuit et de la salade. Mais mange donc, la Goualeuse… c’est du soigné… Est-ce que tu as nocé aujourd’hui?

– Nocé! ah bien oui! J’ai mangé ce matin comme toujours, mon sou de lait et mon sou de pain.

L’entrée d’un nouveau personnage dans le cabaret interrompit toutes les conversations et fit lever toutes les têtes.

C’était un homme entre les deux âges, alerte et robuste, portant veste et casquette, parfaitement au fait des usages du tapis-franc; il employa le langage familier à ses hôtes pour demander à souper.

Quoique cet étranger ne fût pas un des habitués du tapis-franc, on ne fit bientôt plus attention à lui: il était jugé.

Pour reconnaître leurs pareils, les bandits, comme les honnêtes gens, ont un coup d’œil sûr.

Ce nouvel arrivant s’était placé de façon à pouvoir observer les deux individus à figure sinistre dont l’un avait demandé le Maître d’école. Il ne les quittait pas du regard; mais, par leur position, ceux-ci ne pouvaient s’apercevoir de la surveillance dont ils étaient l’objet.

Les conversations, un moment interrompues, reprirent leur cours. Malgré son audace, le Chourineur témoignait une sorte de déférence à Rodolphe; il n’osait pas le tutoyer.

Cet homme ne respectait pas les lois, mais il respectait la force.

– Foi d’homme! dit-il à Rodolphe, quoique j’aie eu ma danse, je suis tout de même flatté de vous avoir rencontré.

– Parce que tu trouves l’arlequin de ton goût?

– D’abord… et puis parce que je grille de vous voir vous crocher avec le Maître d’école, lui qui m’a toujours rincé… le voir rincé à son tour… ça me flattera…

– Ah çà, est-ce que tu crois que pour t’amuser je vais sauter comme un bouledogue sur le Maître d’école?

– Non, mais il sautera sur vous dès qu’il entendra dire que vous êtes plus fort que lui, répondit le Chourineur en se frottant les mains.

– J’ai encore assez de monnaie pour lui donner sa paye! dit nonchalamment Rodolphe; puis il reprit: Ah çà, il fait un temps de chien… si nous demandions un pot d’eau d’aff avec du sucre, ça mettrait peut-être la Goualeuse en train de chanter…

– Ça me va, dit le Chourineur.

– Et pour faire connaissance nous nous dirons qui nous sommes, ajouta Rodolphe.

– L’Albinos, dit Chourineur, fagot affranchi (forçat libéré), débardeur de bois flotté au quai Saint-Paul, gelé pendant l’hiver, rôti pendant l’été, voilà mon caractère, dit le convive de Rodolphe en faisant le salut militaire avec sa main gauche. Ah çà, ajouta-t-il, et vous, mon maître, c’est la première fois qu’on vous voit dans la Cité… C’est pas pour vous le reprocher, mais vous y êtes entré crânement sur mon crâne et tambour battant sur ma peau. Nom d’un nom, quel roulement!… surtout les coups de poing de la fin… J’en reviens toujours là, comme c’était fignolé!… Mais vous avez un autre métier que de rincer le Chourineur?

– Je suis peintre en éventails! et je m’appelle Rodolphe.

– Peintre en éventails! C’est donc ça que vous avez les mains si blanches, dit le Chourineur. C’est égal, si tous vos camarades sont comme vous, il paraît qu’il faut être pas mal fort pour faire cet état-là… Mais puisque vous êtes ouvrier, et sans doute un honnête ouvrier… pourquoi venez-vous dans un tapis-franc, où il n’y a que des grinches, des escarpes ou des fagots affranchis comme moi, et qui ne peuvent aller ailleurs?

– Je viens ici, parce que j’aime la bonne société.

– Hum!… hum!… dit le Chourineur en secouant la tête d’un air de doute. Je vous ai trouvé dans l’allée de Bras-Rouge; enfin… suffit… Vous dites que vous ne le connaissez pas?

– Est-ce que tu vas m’ennuyer encore longtemps avec ton Bras-Rouge, que l’enfer confonde… si ça plaît à Lucifer!…

– Tenez, mon maître, vous vous défiez peut-être de moi, et vous n’avez pas tort… Mais, si vous voulez, je vous raconterai mon histoire… à condition que vous m’apprendrez à donner les coups de poing qui ont été le bouquet de ma raclée… j’y tiens.

– J’y consens, Chourineur, tu me diras ton histoire… et la Goualeuse dira aussi la sienne.

– Ça va, reprit le Chourineur… Il fait un temps à ne pas mettre un sergent de ville dehors… ça nous amusera… Veux-tu, la Goualeuse?

– Je veux bien; mais ça ne sera pas long, dit Fleur-de-Marie…

– Et vous nous direz la vôtre, camarade Rodolphe? ajouta le Chourineur.

– Oui, je commencerai…

– Peintre d’éventails, dit la Goualeuse, c’est un bien joli métier.

– Et combien gagnez-vous, à vous éreinter à ça? dit le Chourineur.

– Je suis à ma tâche, répondit Rodolphe; mes bonnes journées vont à quatre francs, quelquefois à cinq, mais dans l’été, parce que les jours sont longs.

– Et vous flânez souvent, gueusard?

– Oui, tant que j’ai de l’argent: d’abord six sous pour ma nuit dans mon garni.

– Excusez, monseigneur… vous couchez à six sous, vous! dit le Chourineur en portant la main à son bonnet…

Ce mot monseigneur, dit ironiquement par le Chourineur, fit sourire imperceptiblement Rodolphe, qui reprit:

– Oh! je tiens à mes aises et à la propreté.

– En voilà un pair de France! un banquier! un riche! s’écria le Chourineur, il couche à six.

– Avec ça, continua Rodolphe, quatre sous de tabac, ça fait dix; quatre sous à déjeuner, quatorze; quinze sous à dîner; un ou deux sous d’eau-de-vie, ça me fait dans les environs de trente ronds (sous) par jour. Je n’ai pas besoin de travailler toute la semaine; le reste du temps je fais la noce.