Sous un hangar, on voyait une petite charrette attelée d’un âne, et contenant le rustique et pauvre mobilier de la veuve; un petit garçon de douze ans, aidé de deux enfants moins âgés, commençait à décharger cette voiture.
La laitière, complètement vêtue de noir, était une femme de quarante ans environ, à la figure rude, virile et résolue; ses paupières étaient rougies par des larmes récentes. En apercevant Fleur-de-Marie, elle jeta d’abord un cri d’effroi; mais bientôt la douleur, l’indignation, la colère, contractèrent ses traits; elle se précipita sur la Goualeuse, la prit brutalement par le bras et s’écria en la montrant aux gens de la ferme:
– Voilà une malheureuse qui connaît l’assassin de mon pauvre mari… Je l’ai vue vingt fois parler à ce brigand! Quand je vendais du lait au coin de la rue de la Vieille-Draperie, elle venait m’en acheter pour un sou tous les matins; elle doit savoir quel est le scélérat qui a fait le coup, comme toutes ses pareilles, elle est de la clique de ces bandits… Oh! tu ne m’échapperas pas, coquine que tu es!… s’écria la laitière exaspérée par d’injustes soupçons; et elle saisit l’autre bras de Fleur-de-Marie, qui, tremblante, éperdue, voulait fuir.
Clara, stupéfaite de cette brusque agression, n’avait pu jusqu’alors dire un mot; mais, à ce redoublement de violence, elle s’écria en s’adressant à la veuve:
– Mais vous êtes folle!… le chagrin vous égare!… vous vous trompez!…
– Je me trompe!… reprit la paysanne avec une ironie amère, je me trompe! Oh! que non!… je ne me trompe pas… Tenez, regardez comme la voilà déjà pâle… la misérable!… comme ses dents claquent!… La justice te forcera de parler; tu vas venir avec moi chez M. le maire… entends-tu?… Oh! il ne s’agit pas de résister… j’ai une bonne poigne… je t’y porterai plutôt…
– Insolente que vous êtes! s’écria Clara exaspérée, sortez d’ici… Oser ainsi manquer à mon amie, à ma sœur!
– Votre sœur… mademoiselle, allons donc! C’est vous, vous qui êtes folle! répondit grossièrement la veuve. Votre sœur!… une fille des rues, que, durant six mois, j’ai vue traîner dans la Cité!
À ces mots, les laboureurs firent entendre de longs murmures contre Fleur-de-Marie; ils prenaient naturellement parti pour la laitière, qui était de leur classe, et dont le malheur les intéressait.
Les trois enfants, entendant leur mère élever la voix, accoururent auprès d’elle et l’entourèrent en pleurant, sans savoir de quoi il s’agissait. L’aspect de ces pauvres petits, aussi vêtus de deuil, redoubla la sympathie qu’inspirait la veuve et augmenta l’indignation des paysans contre Fleur-de-Marie.
Clara, effrayée de ces démonstrations presque menaçantes, dit aux gens de la ferme d’une voix émue:
– Faites sortir cette femme d’ici; je vous répète que le chagrin l’égare. Marie, Marie, pardon! Mon Dieu, cette folle ne sait pas ce qu’elle dit…
La Goualeuse, pâle, la tête baissée pour échapper à tous les regards, restait muette, anéantie, inerte, et ne faisait pas un mouvement pour échapper aux rudes étreintes de la robuste laitière.
Clara, attribuant cet abattement à l’effroi qu’une pareille scène devait inspirer à son amie, dit de nouveau aux laboureurs:
– Vous ne m’entendez donc pas? Je vous ordonne de chasser cette femme… Puisqu’elle persiste dans ses injures, pour la punir de son insolence, elle n’aura pas ici la place que ma mère lui avait promise; de sa vie elle ne remettra les pieds à la ferme.
Aucun laboureur ne bougea pour obéir aux ordres de Clara; l’un d’eux osa même dire:
– Dame… mademoiselle, si c’est une fille des rues et qu’elle connaisse l’assassin du mari de cette pauvre femme… faut qu’elle vienne s’expliquer chez le maire…
– Je vous répète que vous n’entrerez jamais à la ferme, dit Clara à la laitière, à moins qu’à l’instant vous ne demandiez pardon à mademoiselle Marie de vos grossièretés.
– Vous me chassez, mademoiselle!… à la bonne heure, répondit la veuve avec amertume. Allons, mes pauvres orphelins, ajouta-t-elle en embrassant ses enfants, rechargez la charrette, nous irons gagner notre pain ailleurs, le bon Dieu aura pitié de nous; mais au moins, en nous en allant, nous emmènerons chez M. le maire cette malheureuse, qui va être bien forcée de dénoncer l’assassin de mon pauvre mari… puisqu’elle connaît toute la bande!… Parce que vous êtes riche, mademoiselle, reprit-elle en regardant insolemment Clara, parce que vous avez des amies dans ces créatures-là… faut pas pour cela… être si dure aux pauvres gens!
– C’est vrai, dit un laboureur, la laitière a raison…
– Pauvre femme!
– Elle est dans son droit…
– On a assassiné son mari… faut-il pas qu’elle soit contente?
– On ne peut pas l’empêcher de faire son possible pour découvrir les brigands qui ont fait le coup.
– C’est une injustice de la renvoyer.
– Est-ce que c’est sa faute, à elle, si l’amie de Mlle Clara se trouve être… une fille des rues?
– On ne met pas à la porte une honnête femme… une mère de famille… à cause d’une malheureuse pareille!
Et les murmures devenaient menaçants, lorsque Clara s’écria:
– Dieu soit loué… voici ma mère…
En effet, Mme Dubreuil, revenant du pavillon du verger, traversait la cour.
– Eh bien! Clara, eh bien! Marie, dit la fermière en approchant du groupe, venez-vous déjeuner? Allons, mes enfants, il est déjà tard!
– Maman, s’écria Clara, défendez ma sœur des insultes de cette femme, et elle montra la veuve; de grâce, renvoyez-la d’ici. Si vous saviez toutes les insolences qu’elle a l’audace de dire à Marie…
– Comment? Elle oserait?…
– Oui, maman… Voyez, pauvre petite sœur, comme elle est tremblante… elle peut à peine se soutenir… Ah! c’est une honte qu’une telle scène se passe chez nous… Marie, pardonne-nous, je t’en supplie!
– Mais qu’est-ce que cela signifie? demanda Mme Dubreuil en regardant autour d’elle d’un air inquiet, après avoir remarqué l’accablement de la Goualeuse.
– Madame sera juste, elle… bien sûr…, murmurèrent les laboureurs.
– Voilà Mme Dubreuil; c’est toi qui vas être mise à la porte, dit la veuve à Fleur-de-Marie.
– Il est donc vrai! s’écria Mme Dubreuil à la laitière, qui tenait toujours Fleur-de-Marie par le bras, vous osez parler de la sorte à l’amie de ma fille! Est-ce ainsi que vous reconnaissez mes bontés? Voulez-vous laisser cette jeune personne tranquille!
– Je vous respecte, madame, et j’ai de la reconnaissance pour vos bontés, dit la veuve en abandonnant le bras de Fleur-de-Marie; mais avant de m’accuser et de me chasser de chez vous avec mes enfants, interrogez donc cette malheureuse. Elle n’aura peut-être pas le front de nier que je la connais et qu’elle me connaît aussi.
– Mon Dieu, Marie, entendez-vous ce que dit cette femme? demanda Mme Dubreuil au comble de la surprise.
– T’appelles-tu, oui ou non, la Goualeuse? dit la laitière à Marie.
– Oui, dit la malheureuse à voix basse d’un air atterré et sans regarder Mme Dubreuil; oui, on m’appelait ainsi…