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Dans ce moment elle dormait.

Rien de plus touchant, de plus douloureux, que le tableau de cette misère imposée par la cupidité du notaire à deux femmes jusqu’alors habituées aux modestes douceurs de l’aisance et entourées dans leur ville natale de la considération qu’inspire toujours une famille honorable et honorée.

Mme de Fermont a trente-six ans environ; sa physionomie est à la fois remplie de douceur et de noblesse; ses traits, autrefois d’une beauté remarquable, sont pâles et altérés; ses cheveux noirs, séparés sur son front et aplatis en bandeaux, se tordent derrière sa tête; le chagrin y a déjà mêlé quelques mèches argentées. Vêtue d’une robe de deuil rapiécée en plusieurs endroits, Mme de Fermont, le front appuyé sur sa main, s’accoude au misérable chevet de sa fille et la regarde avec une affliction inexprimable.

Claire n’a que seize ans; le candide et doux profil de son visage, amaigri comme celui de sa mère, se dessine sur la couleur grise des gros draps dont est recouvert son traversin, rempli de sciure de bois.

Le teint de la jeune fille a perdu de son éclatante pureté; ses grands yeux fermés projettent jusque sur ses joues creuses leur double frange de longs cils noirs. Autrefois roses et humides, mais alors sèches et pâles, ses lèvres entr’ouvertes laissent entrevoir le blanc émail de ses dents; le rude contact des draps grossiers et de la couverture de laine avait rougi, marbré en plusieurs endroits la carnation délicate du cou, des épaules et des bras de la jeune fille.

De temps à autre, un léger tressaillement rapprochait ses sourcils minces et veloutés, comme si elle eût été poursuivie par un rêve pénible. L’aspect de ce visage, déjà empreint d’une expression morbide, est pénible; on y découvre les sinistres symptômes d’une maladie qui couve et menace.

Depuis longtemps Mme de Fermont n’avait plus de larmes; elle attachait sur sa fille un œil sec et enflammé par l’ardeur d’une fièvre lente qui la minait sourdement. De jour en jour, Mme de Fermont se trouvait plus faible; ainsi que sa fille, elle ressentait ce malaise, cet accablement, précurseurs certains d’un mal grave et latent; mais, craignant d’effrayer Claire, et ne voulant pas surtout, si cela peut se dire, s’effrayer soi-même, elle luttait de toutes ses forces contre les premières atteintes de la maladie.

Par des motifs d’une générosité pareille, Claire, afin de ne pas inquiéter sa mère, tâchait de dissimuler ses souffrances. Ces deux malheureuses créatures, frappées des mêmes chagrins, devaient être encore frappées des mêmes maux.

Il arrive un moment suprême dans l’infortune où l’avenir se montre sous un aspect si effrayant que les caractères les plus énergiques, n’osant l’envisager en face, ferment les yeux et tâchent de se tromper par de folles illusions.

Telle était la position de Mme et de Mlle de Fermont.

Exprimer les tortures de cette femme, pendant les longues heures où elle contemplait ainsi son enfant endormie, songeant au passé, au présent, à l’avenir, serait peindre ce que les augustes et saintes douleurs d’une mère ont de plus poignant, de plus désespéré, de plus insensé; souvenirs enchanteurs, craintes sinistres, prévisions terribles, regrets amers, abattement mortel, élans de fureur impuissante contre l’auteur de tant de maux, supplications vaines, prières violentes, et enfin… enfin… doutes effrayants sur la toute-puissante justice de celui qui reste inexorable à ce cri arraché des entrailles maternelles… à ce cri sacré dont le retentissement doit pourtant arriver jusqu’au cieclass="underline" Pitié pour ma fille!

– Comme elle a froid, maintenant! disait la pauvre mère en touchant légèrement de sa main glacée les bras glacés de son enfant, elle a bien froid… Il y a une heure elle était brûlante… c’est la fièvre!… Heureusement elle ne sait pas l’avoir… Mon Dieu, qu’elle a froid!… Cette couverture est si mince aussi… Je mettrais bien mon vieux châle sur le lit… mais si je l’ôte de la porte où je l’ai suspendu… ces hommes ivres viendront encore comme hier regarder au travers des trous qui sont à la serrure ou par les ais disjoints du chambranle…

«Quelle horrible maison, mon Dieu! Si j’avais su comment elle était habitée… avant de payer notre quinzaine d’avance… nous ne serions pas restées ici… mais je ne savais pas… Quand on est sans papiers, on est repoussé des autres maisons garnies. Pouvais-je deviner que j’aurais jamais besoin de passe-port?… Quand je suis partie d’Angers dans ma voiture… parce que je ne croyais pas convenable que ma fille voyageât dans une voiture publique… pouvais-je croire que…

Puis, s’interrompant avec un élan de colère:

– Mais c’est pourtant infâme, cela… parce que ce notaire a voulu me dépouiller, me voici réduite aux plus affreuses extrémités, et contre lui je ne puis rien!… Rien!… Si… Dans le cas où j’aurais de l’argent je pourrais plaider; plaider… pour entendre traîner dans la boue la mémoire de mon bon et noble frère… pour entendre dire que dans sa ruine il a mis fin à ses jours, après avoir dissipé toute ma fortune et celle de ma fille… Plaider… pour entendre dire qu’il nous a réduites à la dernière misère!… Oh! jamais! Jamais!

«Pourtant… si la mémoire de mon frère est sacrée… la vie… l’avenir de ma fille… me sont aussi sacrés… mais je n’ai pas de preuves contre le notaire, moi, et c’est soulever un scandale inutile…

«Ce qui est affreux… affreux, reprit-elle après un moment de silence, c’est que quelquefois, aigrie, irritée par ce sort atroce, j’ose accuser mon frère… donner raison au notaire contre lui… comme si, en ayant deux noms à maudire, ma peine serait soulagée… et puis je m’indigne de mes suppositions injustes, odieuses… contre le meilleur, le plus loyal des frères. Oh! ce notaire, il ne sait pas toutes les effroyables conséquences de son vol… Il a cru ne voler que de l’argent, ce sont deux âmes qu’il torture… deux femmes qu’il fait mourir à petit feu…

«Hélas! oui, je n’ose jamais dire à ma pauvre enfant toutes mes craintes pour ne pas la désoler… mais je souffre… j’ai la fièvre… je ne me soutiens qu’à force d’énergie; je sens en moi les germes d’une maladie… dangereuse peut-être… oui, je la sens venir… elle s’approche… ma poitrine brûle; ma tête se fend… Ces symptômes sont plus graves que je ne veux me l’avouer à moi-même… Mon Dieu… si j’allais tomber… tout à fait malade… si j’allais mourir!…

«Non! Non! s’écria Mme de Fermont avec exaltation, je ne veux pas… je ne veux pas mourir… Laisser Claire… à seize ans… sans ressources, seule, abandonnée au milieu de Paris… est-ce que cela est possible?… Non! je ne suis pas malade, après tout… qu’est-ce que j’éprouve? un peu de chaleur à la poitrine, quelque pesanteur à la tête; c’est la suite du chagrin, des insomnies, du froid, des inquiétudes; tout le monde à ma place ressentirait cet abattement… mais cela n’a rien de sérieux. Allons, allons, pas de faiblesse… mon Dieu! c’est en se laissant aller à des idées pareilles, c’est en s’écoutant ainsi… que l’on tombe réellement malade… et j’en ai bien le loisir, vraiment!… Ne faut-il pas que je m’occupe de trouver de l’ouvrage pour moi et pour Claire, puisque cet homme qui nous donnait des gravures à colorier…

Après un moment de silence, Mme de Fermont ajouta avec indignation: