Le gardien sortit. La physionomie du Chourineur était radieuse; il s’avança joyeusement en disant:
– Tonnerre! que je suis content! Que je suis donc content de vous avoir sauvé! Et il tendit la main à Germain.
Celui-ci, par un sentiment de répulsion involontaire, se recula d’abord légèrement, au lieu de prendre la main que le Chourineur lui offrait; puis, se rappelant qu’après tout il devait la vie à cet homme, il voulut réparer ce premier mouvement de répugnance. Mais le Chourineur s’en était aperçu; ses traits s’assombrirent, et, en reculant à son tour, il dit avec une tristesse amère:
– Ah! c’est juste, pardon, monsieur…
– Non, c’est moi qui dois vous demander pardon… Ne suis-je pas prisonnier comme vous? Je ne dois songer qu’au service que vous m’avez rendu… vous m’avez sauvé la vie. Votre main, monsieur, je vous en prie, de grâce, votre main.
– Merci… maintenant c’est inutile. Le premier mouvement est tout. Si vous m’aviez d’abord donné une poignée de main, cela m’aurait fait plaisir. Mais, en y réfléchissant, c’est à moi à ne plus vouloir. Non parce que je suis prisonnier comme vous, mais, ajouta-t-il d’un air sombre et en hésitant, parce qu’avant d’être ici… j’ai été…
– Le gardien m’a tout dit, reprit Germain en l’interrompant; mais vous ne m’avez pas moins sauvé la vie.
– Je n’ai fait que mon devoir et mon plaisir, car je sais qui vous êtes… monsieur Germain.
– Vous me connaissez?
– Un peu, mon neveu! que je vous répondrais si j’étais votre oncle, dit le Chourineur en reprenant son ton d’insouciance habituelle, et vous auriez pardieu bien tort de mettre mon arrivée à la Force sur le dos du hasard. Si je ne vous avais pas connu… je ne serais pas en prison.
Germain regarda le Chourineur avec une surprise profonde.
– Comment? c’est parce que vous m’avez connu?…
– Que je suis ici… prisonnier à la Force…
– Je voudrais vous croire… mais…
– Mais vous ne me croyez pas.
– Je veux dire qu’il m’est impossible de comprendre comment il se fait que je sois pour quelque chose dans votre emprisonnement.
– Pour quelque chose?… Vous y êtes pour tout.
– J’aurais eu ce malheur?…
– Un malheur!… Au contraire… c’est moi qui vous redois… Et crânement encore…
– À moi! Vous me devez?…
– Une fière chandelle, pour m’avoir procuré l’avantage de faire un tour à la Force…
– En vérité, dit Germain en passant la main sur son front, je ne sais si la terrible secousse de tout à l’heure affaiblit ma raison, mais il m’est impossible de vous comprendre. Le gardien vient de me dire que vous étiez ici comme prévenu… de… de…
Et Germain hésitait.
– De vol… pardieu… allez donc… oui, de vol avec effraction… avec escalade… et la nuit, par-dessus le marché!… tout le tremblement à la voile, quoi! s’écria le Chourineur en éclatant de rire. Rien n’y manque… c’est du chenu. Mon vol a toutes les herbes de la Saint-Jean, comme on dit…
Germain, péniblement ému du cynisme audacieux du Chourineur, ne put s’empêcher de lui dire:
– Comment… vous, vous si brave… si généreux, parlez-vous ainsi? Ne savez-vous pas à quelle terrible punition vous êtes exposé?
– Une vingtaine d’années de galères et le carcan!… connu… Je suis un crâne scélérat, hein, de prendre ça en blague? Mais que voulez-vous? une fois qu’on y est… Et dire pourtant que c’est vous, monsieur Germain, ajouta le Chourineur en poussant un énorme soupir, d’un air plaisamment contrit, que c’est vous qui êtes cause de mon malheur!…
– Quand vous vous expliquerez plus clairement, je vous entendrai. Raillez tant qu’il vous plaira, ma reconnaissance pour le service que vous m’avez rendu n’en subsistera pas moins, dit Germain tristement.
– Tenez, pardon, monsieur Germain, répondit le Chourineur en devenant sérieux, vous n’aimez pas à me voir rire de cela, n’en parlons plus. Il faut que je me rabiboche avec vous, et que je vous force peut-être bien à me tendre encore la main.
– Je n’en doute pas; car, malgré le crime dont on vous accuse et dont vous vous accusez vous-même, tout en vous annonce le courage, la franchise. Je suis sûr que vous êtes injustement soupçonné… de graves apparences peut-être vous compromettent… mais voilà tout…
– Oh! quant à cela, vous vous trompez, monsieur Germain, dit le Chourineur, si sérieusement cette fois, et avec un tel accent de sincérité, que Germain dut le croire. Foi d’homme, aussi vrai que j’ai un protecteur (le Chourineur ôta son bonnet), qui est pour moi ce que le bon Dieu est pour les bons prêtres, j’ai volé la nuit en enfonçant un volet, j’ai été arrêté sur le fait, et encore nanti de tout ce que je venais d’emporter…
– Mais le besoin… la faim… vous poussaient donc à cette extrémité?
– La faim?… J’avais cent vingt francs à moi quand on m’a arrêté… le restant d’un billet de mille francs… sans compter que le protecteur dont je vous parle, et qui, par exemple, ne sait pas que je suis ici, ne me laissera jamais manquer de rien. Mais puisque je vous ai parlé de mon protecteur, vous devez croire que ça devient sérieux, parce que, voyez-vous, celui-là, c’est à se mettre à genoux devant. Ainsi, tenez… la grêle de coups de poing dont j’ai tambouriné le Squelette, c’est une manière à lui que j’ai copiée d’après nature. L’idée du vol… c’est à cause de lui qu’elle m’est venue. Enfin si vous êtes là au lieu d’être étranglé par le Squelette, c’est encore grâce lui.
– Mais ce protecteur?
– Est aussi le vôtre.
– Le mien?
– Oui, M. Rodolphe vous protège. Quand je dis monsieur, c’est monseigneur… que je devrais dire… car c’est au moins un prince… mais j’ai l’habitude de l’appeler M. Rodolphe, et il me le permet.
– Vous vous trompez, dit Germain de plus en plus surpris, je ne connais pas de prince.
– Oui, mais il vous connaît, lui. Vous ne vous en doutez pas? C’est possible, c’est sa manière. Il sait qu’il y a un brave homme dans la peine, crac, le brave homme est soulagé; et ni vu ni connu, je t’embrouille; le bonheur lui tombe des nues comme une tuile sur la tête. Aussi, patience, un jour ou l’autre vous recevrez votre tuile.
– En vérité, ce que vous me dites me confond.
– Vous en apprendrez bien d’autres! Pour en revenir à mon protecteur, il y a quelque temps, après un service qu’il prétendait que je lui avais rendu, il me procure une position superbe; je n’ai pas besoin de vous dire laquelle, ce serait trop long; enfin il m’envoie à Marseille pour m’embarquer et aller rejoindre en Algérie ma superbe position. Je pars de Paris, content comme un gueux; bon! mais bientôt ça change. Une supposition: mettons que je sois parti par un beau soleil, n’est-ce pas? Eh bien! le lendemain, voilà le temps qui se couvre, le surlendemain il devient tout gris, et ainsi de suite, de plus en plus sombre à mesure que je m’éloignais, jusqu’à ce qu’enfin il devienne noir comme le diable. Comprenez-vous?
– Pas absolument.
– Eh bien! voyons, avez-vous eu un chien?
– Quelle singulière question?