À ce moment, la tempête était dans toute sa fureur; une cheminée presque croulante de vétusté, renversée par la violence du vent, tomba sur le toit et dans la cour avec le fracas retentissant de la foudre.
Jacques Ferrand, brusquement arraché à sa torpeur somnolente, fit un mouvement sur son lit.
Polidori se sentit de plus en plus sous l’obsession de la vague terreur qui le dominait.
– C’est une sottise de croire aux pressentiments, dit-il d’une voix troublée, mais cette nuit me semble devoir être sinistre…
Un sourd gémissement du notaire attira l’attention de Polidori.
– Il sort de sa torpeur, se dit-il, en se rapprochant lentement du lit; peut-être va-t-il tomber dans une nouvelle crise.
– Polidori! murmura Jacques Ferrand, toujours étendu sur son lit et tenant ses yeux fermés, Polidori quel est ce bruit?
– Une cheminée qui s’écroule…, répondit Polidori à voix basse, craignant de frapper trop vivement l’ouïe de son complice; un affreux ouragan ébranle la maison jusque dans ses fondements… la nuit est horrible… horrible!
Le notaire ne l’entendit pas et reprit en tournant à demi la tête:
– Polidori, tu n’es donc pas là?
– Si… si… je suis là, dit Polidori d’une voix plus haute, mais je t’ai répondu doucement de peur de te causer, comme tout à l’heure, de nouvelles douleurs, en parlant haut.
– Non… maintenant ta voix arrive à mon oreille sans me faire éprouver ces affreuses douleurs de tantôt… car il me semblait au moindre bruit que la foudre éclatait dans mon crâne… et pourtant, au milieu de ce fracas, de ces souffrances sans nom, je distinguais la voix passionnée de Cecily qui m’appelait…
– Toujours cette femme infernale… toujours! Mais chasse donc ces pensées… elles te tueront!
– Ces pensées sont ma vie! Comme ma vie, elles résistent à mes tortures.
– Mais, insensé que tu es, ce sont ces pensées seules qui causent tes tortures, te dis-je! Ta maladie n’est autre chose que ta frénésie sensuelle arrivée à sa dernière exaspération… Encore une fois, chasse de ton cerveau ces images mortellement lascives, ou tu périras…
– Chasser ces images! s’écria Jacques Ferrand avec exaltation, oh! jamais, jamais! Toute ma crainte est que ma pensée s’épuise à les évoquer… mais, par l’enfer! elle ne s’épuise pas… Plus cet ardent mirage m’apparaît, plus il ressemble à la réalité… Dès que la douleur me laisse un moment de repos, dès que je puis lier deux idées, Cecily, ce démon que je chéris et que je maudis, surgit à mes yeux.
– Quelle fureur indomptable! Il m’épouvante!
– Tiens, maintenant, dit le notaire d’une voix stridente et les yeux obstinément attachés sur un point obscur de son alcôve, je vois déjà comme une forme indécise et blanche se dessiner… là… là!
Et il étendait son doigt velu et décharné dans la direction de sa vision.
– Tais-toi, malheureux.
– Ah! la voilà!…
– Jacques… c’est la mort!
– Ah! je la vois, ajouta Ferrand les dents serrées, sans répondre à Polidori; la voilà! qu’elle est belle! qu’elle est belle!… Comme ses cheveux noirs flottent en désordre sur ses épaules!… Et ses petites dents qu’on aperçoit entre ses lèvres entr’ouvertes… ses lèvres si rouges et si humides! quelles perles!… Oh! ses grands yeux semblent tour à tour étinceler et mourir!… Cecily! ajouta-t-il avec une exaltation inexprimable, Cecily! je t’adore!…
– Jacques! écoute, écoute!
– Oh! la damnation éternelle… et la voir ainsi pendant l’éternité!…
– Jacques! s’écria Polidori alarmé, n’excite pas ta vue sur ces fantômes!
– Ce n’est pas un fantôme!
– Prends garde! tout à l’heure, tu le sais… tu te figurais aussi entendre les chants voluptueux de cette femme, et ton ouïe a été tout à coup frappée d’une douleur effroyable… Prends garde!
– Laisse-moi! s’écria le notaire avec un courroux impatient, laisse-moi!… À quoi bon l’ouïe, sinon pour l’entendre?… la vue, sinon pour la voir?…
– Mais, les tortures qui s’ensuivent, misérable fou!
– Je puis braver les tortures pour un mirage! j’ai bravé la mort pour une réalité… Que m’importe, d’ailleurs? cette ardente image est pour moi la réalité… Oh! Cecily! es-tu belle!… Tu le sais bien, monstre, que tu es enivrante… À quoi bon cette coquetterie infernale qui m’embrase encore!… Oh! l’exécrable furie! tu veux donc que je meure!… Cesse… cesse… ou je t’étrangle!… s’écria le notaire en délire.
– Mais tu te tues, misérable! s’écria Polidori en secouant rudement le notaire pour l’arracher à son extase.
Efforts inutiles! Jacques continua avec une nouvelle exaltation:
– Ô reine chérie! démon de volupté! jamais je n’ai vu… Le notaire n’acheva pas.
Il poussa un brusque cri de douleur en se rejetant en arrière.
– Qu’as-tu? lui demanda Polidori avec étonnement.
– Éteins cette lumière; son éclat devient trop vif… je ne puis le supporter: il me blesse…
– Comment! dit Polidori de plus en plus surpris, il n’y a qu’une lampe recouverte de son abat-jour, et sa lueur est très-faible…
– Je te dis que la clarté augmente ici… Tiens, encore, encore! Oh! c’est trop… cela devient intolérable! ajouta Jacques Ferrand en fermant les yeux avec une expression de souffrance croissante.
– Tu es fou! cette chambre est à peine éclairée, te dis-je; je viens au contraire d’abaisser la lampe, ouvre les yeux, tu verras!
– Ouvrir les yeux!… mais je serais aveuglé par les torrents de clarté flamboyante dont cette pièce est de plus en plus inondée… Ici, là, partout… ce sont des gerbes de feu, des milliers d’étincelles éblouissantes! s’écria le notaire en se levant sur son séant. Puis, poussant un nouveau cri de douleur atroce, il porta les deux mains sur ses yeux. – Mais je suis aveuglé! cette lumière torride traverse mes paupières fermées… elle me brûle, elle me dévore… Ah! maintenant, mes mains me garantissent un peu!… mais éteins cette lampe, elle jette une flamme infernale!…
– Plus de doute, dit Polidori, sa vue est frappée de l’exorbitante sensibilité dont son ouïe avait été frappée tout à l’heure… puis une crise d’hallucination… Il est perdu! Le saigner de nouveau dans cet état serait mortel… Il est perdu!
Un nouveau cri aigu, terrible, de Jacques Ferrand retentit dans la chambre.
– Bourreau! éteins donc cette lampe!… Son éclat embrasé pénètre à travers mes mains qu’il rend transparentes… Je vois le sang circuler dans le réseau de mes veines… J’ai beau clore mes paupières de toutes mes forces, cette lave ardente s’y infiltre… Oh! quelle torture!… Ce sont des élancements éblouissants comme si on m’enfonçait au fond des orbites un fer aigu chauffé à blanc… Au secours! mon Dieu! au secours!… s’écria-t-il en se tordant sur son lit, en proie à d’horribles convulsions de douleur.