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Polidori, effrayé de la violence de cet accès, éteignit brusquement la lumière.

Et tous les deux se trouvèrent dans une obscurité profonde.

À ce moment, on entendit le bruit d’une voiture qui s’arrêtait à la porte de la rue…

V Les visions

Lorsque les ténèbres eurent envahi la chambre où il se trouvait avec Polidori, les douleurs aiguës de Jacques Ferrand cessèrent peu à peu.

– Pourquoi as-tu autant tardé à éteindre cette lampe? dit Jacques Ferrand. Était-ce pour me faire endurer les tourments de l’enfer? Oh! que j’ai souffert… mon Dieu, que j’ai souffert!

– Maintenant, souffres-tu moins?

– J’éprouve encore une irritation violente… mais ce n’est rien auprès de ce que je ressentais tout à l’heure.

– Je te l’avais dit: dès que le souvenir de cette femme excitera l’un de tes sens, presque à l’instant ce sens sera frappé par un de ces terribles phénomènes qui déconcertent la science, et que les croyants pourraient prendre pour une terrible punition de Dieu…

– Ne me parle pas de Dieu! s’écria le monstre en grinçant des dents.

– Je t’en parlais… pour mémoire… Mais, puisque tu tiens à ta vie, si misérable qu’elle soit… songe bien, je te le répète, que tu seras emporté pendant une de ces crises furieuses, si tu les provoques encore…

– Je tiens à la vie… parce que le souvenir de Cecily est toute ma vie…

– Mais ce souvenir te tue, t’épuise, te consume!

– Je ne puis ni ne veux m’y soustraire… Je suis incarné à Cecily comme le sang l’est au corps… Cet homme m’a pris toute ma fortune, il n’a pu me ravir l’ardente et impérissable image de cette enchanteresse; cette image est à moi; à toute heure elle est là comme mon esclave… elle dit ce que je veux; elle me regarde comme je veux… elle m’adore comme je veux! s’écria le notaire dans un nouvel accès de passion frénétique.

– Jacques! ne t’exalte pas! souviens-toi de la crise de tout à l’heure!

Le notaire n’entendit pas son complice, qui prévit une nouvelle hallucination.

En effet, Jacques Ferrand reprit en poussant un éclat de rire convulsif et sardonique:

– M’enlever Cecily! Mais ils ne savent donc pas qu’on arrive à l’impossible en concentrant la puissance de toutes ses facultés sur un objet? Ainsi tout à l’heure… je… vais monter dans la chambre de Cecily, où je n’ai pas osé aller depuis son départ… Oh! voir… toucher les vêtements qui lui ont appartenu… la glace devant laquelle elle s’habillait… ce sera la voir elle-même! Oui, en attachant énergiquement mes yeux sur cette glace… bientôt j’y verrai apparaître Cecily, ce ne sera pas une illusion, un mirage, ce sera bien elle, je la trouverai là… comme le statuaire trouve la statue dans le bloc de marbre… Mais, par tous les feux de l’enfer, dont je brûle, ce ne sera pas une pâle et froide Galatée.

– Où vas-tu? dit tout d’un coup Polidori en entendant Jacques Ferrand se lever, car l’obscurité la plus profonde régnait toujours dans cette pièce.

– Je vais trouver Cecily…

– Tu n’iras pas! l’aspect de cette chambre te tuerait.

– Cecily m’attend là-haut.

– Tu n’iras pas, je te tiens, je ne te lâche pas, dit Polidori en saisissant le notaire par le bras.

Jacques Ferrand, arrivé au dernier degré de l’épuisement, ne pouvait lutter contre Polidori qui l’étreignait d’une main vigoureuse.

– Tu veux m’empêcher d’aller trouver Cecily?

– Oui, et d’ailleurs il y a une lampe allumée dans la salle voisine; tu sais quel effet la lumière a tout à l’heure produit sur ta vue.

– Cecily est en haut… elle m’attend… je traverserais une fournaise ardente pour aller la rejoindre… Laisse-moi… elle m’a dit que j’étais son vieux tigre… prends garde, mes griffes sont tranchantes.

– Tu ne sortiras pas! je t’attacherai plutôt sur ton lit comme un fou furieux.

– Polidori, écoute, je ne suis pas fou, j’ai toute ma raison, je sais bien que Cecily n’est pas matériellement là-haut… mais, pour moi, les fantômes de mon imagination valent des réalités…

– Silence! s’écria tout à coup Polidori en prêtant l’oreille, tout à l’heure j’avais cru entendre une voiture s’arrêter à la porte; je ne m’étais pas trompé; j’entends maintenant un bruit de voix dans la cour.

– Tu veux me distraire de ma pensée; le piège est grossier.

– J’entends parler, te dis-je, et je crois reconnaître…

– Tu veux m’abuser, dit Jacques Ferrand interrompant Polidori, je ne suis pas ta dupe…

– Mais, misérable, écoute donc, écoute, tiens, n’entends-tu pas?

– Laisse-moi!… Cecily est là-haut, elle m’appelle; ne me mets pas en fureur. À mon tour je te dis: Prends garde!… Entends-tu? prends garde…

– Tu ne sortiras pas…

– Prends garde…

– Tu ne sortiras pas d’ici, mon intérêt veut que tu restes…

– Tu m’empêches d’aller retrouver Cecily, mon intérêt veut que tu meures… Tiens donc! dit le notaire d’une voix sourde.

Polidori poussa un cri.

– Scélérat! tu m’as frappé au bras, mais ta main était mal affermie; la blessure est légère, tu ne m’échapperas pas…

– Ta blessure est mortelle… c’est le stylet empoisonné de Cecily qui t’a frappé; je le portais toujours sur moi; attends l’effet du poison. Ah! tu me lâches, enfin, tu vas mourir… Il ne fallait pas m’empêcher d’aller là-haut retrouver Cecily… ajouta Jacques Ferrand en cherchant à tâtons dans l’obscurité à ouvrir la porte.

– Oh!… murmura Polidori, mon bras s’engourdit… un froid mortel me saisit… mes genoux tremblent sous moi… mon sang se fige dans mes veines… un vertige me saisit!… Au secours!… cria le complice de Jacques Ferrand en rassemblant ses forces dans un dernier cri: Au secours!… je meurs!…

Et il s’affaissa sur lui-même.

Le fracas d’une porte vitrée, ouverte avec tant de violence que plusieurs carreaux se brisèrent en éclats, la voix retentissante de Rodolphe et un bruit de pas précipités semblèrent répondre au cri d’angoisse de Polidori.

Jacques Ferrand, ayant enfin trouvé la serrure dans l’obscurité, ouvrit brusquement la porte de la pièce voisine et s’y précipita, son dangereux stylet à la main…

Au même instant, menaçant et formidable comme le génie de la vengeance, le prince entrait dans cette pièce par le côté opposé.

– Monstre! s’écria Rodolphe en s’avançant vers Jacques Ferrand, c’est ma fille que tu as tuée! tu vas…

Le prince n’acheva pas, il recula épouvanté…

On eût dit que ses paroles avaient foudroyé Jacques Ferrand.

Jetant son stylet et portant ses deux mains à ses yeux, le misérable tomba la face contre terre en poussant un cri qui n’avait rien d’humain.

Par suite du phénomène dont nous avons parlé et dont une obscurité profonde avait suspendu l’action, lorsque Jacques Ferrand entra dans cette chambre vivement éclairée, il fut frappé d’éblouissements plus vertigineux, plus intolérables que s’il eût été jeté au milieu d’un torrent de lumière aussi incandescente que celle du disque du soleil.