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Et ce fut un épouvantable spectacle que l’agonie de cet homme qui se tordait dans d’épouvantables convulsions, éraillant le parquet avec ses ongles, comme s’il eût voulu se creuser un trou pour échapper aux tortures atroces que lui causait cette flamboyante clarté.

Rodolphe, un de ses gens et le portier de la maison qui avait été forcé de conduire le prince jusqu’à la porte de cette pièce, restaient frappés d’horreur.

Malgré sa juste haine, Rodolphe ressentit un mouvement de pitié pour les souffrances inouïes de Jacques Ferrand, il ordonna de le reporter sur un canapé.

On y parvint non sans peine, car, de crainte de se trouver soumis à l’action directe de la lampe, le notaire se débattit violemment; mais lorsqu’il eut la face inondée de lumière, il poussa un nouveau cri…

Un cri qui glaça Rodolphe de terreur.

Après de nouvelles et longues tortures, le phénomène cessa par sa violence même.

Ayant atteint les dernières limites du possible sans que la mort s’ensuivît, la douleur visuelle cessa… mais, suivant la marche normale de cette maladie, une hallucination délirante vint succéder à cette crise.

Tout à coup Jacques Ferrand se roidit comme un cataleptique; ses paupières, jusqu’alors obstinément fermées, s’ouvrirent brusquement; au lieu de fuir la lumière, ses yeux s’y attachèrent invinciblement; ses prunelles, dans un état de dilatation et de fixité extraordinaires, semblaient phosphorescentes et intérieurement illuminées. Jacques Ferrand paraissait plongé dans une sorte de contemplation extatique; son corps et ses membres restèrent d’abord dans une immobilité complète; ses traits seuls furent incessamment agités par des tressaillements nerveux.

Son hideux visage ainsi contracté, contourné, n’avait plus rien d’humain; on eût dit que les appétits de la bête, en étouffant l’intelligence de l’homme, imprimaient à la physionomie de ce misérable un caractère absolument bestial.

Arrivé à la période mortelle de son délire, à travers cette suprême hallucination, il se souvenait encore des paroles de Cecily qui l’avait appelé son tigre; peu à peu sa raison s’égara; il s’imagina être un tigre.

Ses paroles entrecoupées, haletantes, peignaient le désordre de son cerveau et l’étrange aberration qui s’en était emparée. Peu à peu ses membres, jusqu’alors roides et immobiles, se détendirent; un brusque mouvement le fit choir du canapé; il voulut se relever et marcher; mais, les forces lui manquant, il fut réduit tantôt à ramper comme un reptile, tantôt à se traîner sur ses mains et sur ses genoux… allant, venant, deçà et delà, selon que ses visions le poussaient et le possédaient.

Tapi dans l’un des angles de la chambre, comme un tigre dans son repaire, ses cris rauques, furieux, ses grincements de dents, la torsion convulsive des muscles de son front et de sa face, son regard flamboyant, lui donnaient parfois quelque vague et effrayante ressemblance avec cette bête féroce.

– Tigre… tigre… tigre que je suis, disait-il d’une voix saccadée, en se ramassant sur lui-même, oui, tigre… Que de sang!… Dans ma caverne… cadavres déchirés! La Goualeuse… le frère de cette veuve… un petit enfant… le fils de Louise… voilà des cadavres… ma tigresse Cecily prendra sa part… Puis, regardant ses doigts décharnés, dont les ongles avaient démesurément poussé pendant sa maladie, il ajouta ces mots entrecoupés: Oh! mes ongles tranchants… tranchants et aigus… Un vieux tigre, moi, mais plus souple, plus fort, plus hardi… On n’oserait pas me disputer ma tigresse Cecily… Ah! elle appelle!… elle appelle! dit-il en avançant son monstrueux visage et prêtant l’oreille.

Après un moment de silence, il se tapit de nouveau le long du mur en disant:

– Non… j’avais cru l’entendre… elle n’est pas là… mais je la vois… Oh! toujours, toujours!… Oh! la voilà… Elle m’appelle, elle rugit, rugit là-bas… Me voilà… me voilà…

Et Jacques Ferrand se traîna vers le milieu de la chambre sur ses genoux et sur ses mains. Quoique ses forces fussent épuisées, de temps à autre il avançait par un soubresaut convulsif, puis il s’arrêtait, semblant écouter attentivement.

– Où est-elle? où est-elle? j’approche, elle s’éloigne… Ah!… là-bas… oh! elle m’attend… va… va… mords le sable en poussant tes rugissements plaintifs… Ah! ses grands yeux féroces… ils deviennent languissants, ils implorent… Cecily, ton vieux tigre est à toi, s’écria-t-il.

Et d’un dernier élan il eut la force de se soulever et de se redresser sur ses genoux.

Mais tout à coup se renversant en arrière avec épouvante, le corps affaissé sur ses talons, les cheveux hérissés, le regard effaré, la bouche contournée de terreur, les deux mains tendues en avant, il sembla lutter avec rage contre un objet invisible, prononçant des paroles sans suite, et s’écriant d’une voix entrecoupée:

– Quelle morsure… au secours… nœuds glacés… mes bras brisés… je ne peux pas l’ôter… dents aiguës… Non, non, oh! pas les yeux… au secours… un serpent noir… oh! sa tête plate… ses prunelles de feu. Il me regarde… c’est le démon… Ah! il me reconnaît… Jacques Ferrand… à l’église… saint homme… toujours à l’église… va-t’en… au signe de la croix… va-t’en…

Et le notaire se redressant un peu, s’appuyant d’une main sur le parquet, tâcha de l’autre de se signer.

Son front livide était inondé de sueur froide, ses yeux commençaient à perdre de leur transparence; ils devenaient ternes, glauques.

Tous les symptômes d’une mort prochaine se manifestaient.

Rodolphe et les autres témoins de cette scène restaient immobiles et muets, comme s’ils eussent été sous l’obsession d’un rêve abominable.

– Ah!… reprit Jacques Ferrand toujours à demi étendu sur le parquet et se soutenant d’une main, le démon… disparu… je vais à l’église… je suis un saint homme… je prie… Hein? on ne le saura pas… tu crois? non, non, tentateur… bien sûr! Le secret? Eh bien! qu’elles viennent… ces femmes… Toutes… oui, toutes… si on ne sait pas.

Et sur cette hideuse physionomie de ce martyr damné de la luxure on put suivre les dernières convulsions de l’agonie sensuelle… Les deux pieds dans la tombe que sa passion frénétique avait ouverte, obsédé par son fougueux délire, il évoquait encore des images d’une volupté mortelle.

– Ah!… reprit-il d’une voix haletante, ces femmes… ces femmes! Mais le secret! Je suis un saint homme! Le secret! Ah! les voilà! trois… Elles sont trois! Que dit celle-ci? Je suis Louise Morel… Ah! oui… Louise Morel… je sais… Je ne suis qu’une fille du peuple… Vois, Jacques… quelle forêt de cheveux bruns se déploie sur mes épaules… Tu trouvais mon visage beau… Tiens… prends… garde-le… Que me donnera-t-elle? Sa tête… coupée par le bourreau… Cette tête morte, elle me regarde… Cette tête morte… elle me parle… Ses lèvres violettes, elles remuent… Viens! viens! viens! Comme Cecily… non… je ne veux pas… je ne veux pas… démon… laisse-moi… va-t’en… vas-t’en! Et cette autre femme! oh! belle! belle! Jacques… je suis la duchesse… de Lucenay… Vois ma taille de déesse… mon sourire… mes yeux effrontés… Viens! viens! oui… je viens… mais attends! Et celle-ci… qui retourne son visage! Oh! Cecily! Cecily! Oui… Jacques… je suis Cecily… Tu vois les trois Grâces… Louise… la duchesse et moi… choisis… Beauté du peuple… beauté patricienne… beauté sauvage des tropiques… L’enfer avec nous… Viens! viens!… L’enfer avec vous!… Oui, s’écria Jacques Ferrand en se soulevant sur ses genoux et en étendant ses bras pour saisir ces fantômes.