– Fleur-de-Marie… n’est pas ici… il faudrait l’envoyer chercher… chez moi.
– Envoyez-la chercher à l’instant… et je consens à tout. Comme les moments sont peut-être comptés, je vous l’ai dit… le mariage se fera… pendant le temps que Fleur-de-Marie mettra à se rendre ici.
– Quoique ce sentiment m’étonne de votre part… il est trop louable pour que je n’y aie pas égard… Vous verrez Fleur-de-Marie… Je vais lui écrire…
– Là… sur ce bureau… où j’ai été frappée…
Pendant que Rodolphe écrivait quelques mots à la hâte, la comtesse essuya la sueur glacée qui coulait de son front, ses traits jusqu’alors calmes trahirent une souffrance violente et cachée; on eût dit que Sarah, en cessant de se contraindre, se reposait d’une dissimulation douloureuse.
Sa lettre écrite, Rodolphe se leva et dit à la comtesse:
– Je vais envoyer cette lettre à ma fille par un de mes aides de camp. Elle sera ici dans une demi-heure… puis-je rentrer avec le ministre et les témoins?…
– Vous le pouvez… ou plutôt… je vous en prie, sonnez… ne me laissez pas seule… Chargez sir Walter de cette commission… Il ramènera les témoins et le ministre.
Rodolphe sonna, une des femmes de Sarah parut…
– Priez mon frère d’envoyer ici sir Walter Murph, dit la comtesse.
La femme de chambre sortit.
– Cette union est triste, Rodolphe… dit amèrement la comtesse. Triste pour moi… Pour vous, elle sera heureuse!
Le prince fit un mouvement.
– Elle sera heureuse pour vous, Rodolphe, car je n’y survivrai pas!
À ce moment, Murph entra.
– Mon ami, lui dit Rodolphe, envoie à l’instant cette lettre à ma fille par le colonel; il la ramènera dans ma voiture… Prie le ministre et les témoins d’entrer dans la salle voisine.
– Mon Dieu! s’écria Sarah d’un ton suppliant lorsque le squire eut disparu, faites qu’il me reste assez de forces pour la voir! que je ne meure pas avant son arrivée!
– Ah! que n’avez-vous toujours été aussi bonne mère!
– Grâce à vous, du moins, je connais le repentir, le dévouement, l’abnégation… Oui, tout à l’heure, quand mon frère m’a appris que notre fille vivait… laissez-moi dire notre fille, je ne le dirai pas longtemps, j’ai senti au cœur un coup affreux; j’ai senti que j’étais frappée à mort. J’ai caché cela, mais j’étais heureuse… La naissance de notre enfant serait légitimée, et je mourrais ensuite…
– Ne parlez pas ainsi!
– Oh! cette fois, je ne vous trompe pas… vous verrez!
– Et aucun vestige de cette ambition implacable qui vous a perdue! Pourquoi la fatalité a-t-elle voulu que votre repentir fût si tardif?
– Il est tardif, mais profond, mais sincère, je vous le jure. À ce moment solennel, si je remercie Dieu de me retirer de ce monde, c’est que ma vie vous eût été un horrible fardeau…
– Sarah! de grâce…
– Rodolphe… une dernière prière… votre main…
Le prince, détournant la vue, tendit sa main à la comtesse, qui la prit vivement entre les siennes.
– Ah! les vôtres sont glacées! s’écria Rodolphe avec effroi.
– Oui… je me sens mourir! Peut-être, par une dernière punition… Dieu ne voudra-t-il pas que j’embrasse ma fille!
– Oh! si… si! il sera touché de vos remords.
– Et vous, mon ami, en êtes-vous touché?… me pardonnez-vous?… Oh! de grâce, dites-le! Tout à l’heure, quand notre fille sera là, si elle arrive à temps, vous ne pourrez pas me pardonner devant elle… ce serait lui apprendre combien j’ai été coupable… et cela, vous ne le voudrez pas… Une fois que je serai morte, qu’est-ce que cela vous fait qu’elle m’aime?
– Rassurez-vous… elle ne saura rien!
– Rodolphe… pardon!… oh! pardon!… Serez-vous sans pitié?… Ne suis-je pas assez malheureuse?…
– Eh bien! que Dieu vous pardonne le mal que vous avez fait à votre enfant comme je vous pardonne celui que vous m’avez fait, malheureuse femme!
– Vous me pardonnez… du fond du cœur?…
– Du fond du cœur… dit le prince d’une voix émue.
La comtesse pressa vivement la main de Rodolphe contre ses lèvres défaillantes avec un élan de joie et de reconnaissance, puis elle dit:
– Faites entrer le ministre, mon ami, et dites-lui qu’ensuite il ne s’éloigne pas… Je me sens bien faible!
Cette scène était déchirante; Rodolphe ouvrit les deux battants de la porte du fond; le ministre entra, suivi de Murph et du baron de Graün, témoins de Rodolphe, et du duc de Lucenay et de lord Douglas, témoins de la comtesse; Thomas Seyton venait ensuite.
Tous les acteurs de cette scène douloureuse étaient graves, tristes et recueillis: M. de Lucenay lui-même avait oublié sa pétulance habituelle.
Le contrat de mariage entre très-haut et très-puissant prince S. A. R. Gustave-Rodolphe V, grand-duc régnant de Gerolstein, et Sarah Seyton de Halsbury, comtesse Mac-Gregor (contrat qui légitimait la naissance de Fleur-de-Marie) avait été préparé par les soins du baron de Graün; il fut lu par lui et signé par les époux et leurs témoins.
Malgré le repentir de la comtesse, lorsque le ministre dit d’une voix solennelle à Rodolphe: «Votre Altesse Royale consent-elle à prendre pour épouse Mme Sarah Seyton de Halsbury, comtesse Mac-Gregor?» et que le prince eut répondu «Oui» d’une voix haute et ferme, le regard mourant de Sarah étincela; une rapide et fugitive expression d’orgueilleux triomphe passa sur ses traits livides; c’était le dernier éclat de l’ambition qui mourait avec elle.
Durant cette triste et imposante cérémonie, aucune parole ne fut échangée entre les assistants. Lorsqu’elle fut accomplie, les témoins de Sarah, M. le duc de Lucenay et lord Douglas, vinrent en silence saluer profondément le prince, puis sortirent.
Sur un signe de Rodolphe, Murph et M. de Graün les suivirent.
– Mon frère, dit tout bas Sarah, priez le ministre de vous accompagner dans la pièce voisine, et d’avoir la bonté d’y attendre un moment.
– Comment vous trouvez-vous, ma sœur? Vous êtes bien pâle…
– Je suis sûre de vivre, maintenant, ne suis-je pas grande-duchesse de Gerolstein? ajouta-t-elle avec un sourire amer.
Restée seule avec Rodolphe, Sarah murmura d’une voix épuisée, pendant que ses traits se décomposaient d’une manière effrayante:
– Mes forces sont à bout… je me sens mourir… je ne la verrai pas!
– Si… si… rassurez-vous, Sarah… vous la verrez.
– Je ne l’espère plus… cette contrainte… Oh! il fallait une force surhumaine… Ma vue se trouble déjà!
– Sarah! dit le prince en s’approchant vivement de la comtesse et prenant ses mains dans les siennes, elle va venir… maintenant, elle ne peut tarder…
– Dieu ne voudra pas m’accorder… cette dernière consolation.
– Sarah! écoutez, écoutez… Il me semble entendre une voiture… Oui, c’est elle… voilà votre fille!