– Puisqu’il a des sujets, ils doivent être bien heureux!
– Jugez! il nous a fait tant de bien, à nous qui ne lui sommes rien. J’oubliais de vous dire que c’était à cette ferme-là qu’avait habité une de mes anciennes compagnes de prison, une bien bonne et bien honnête petite fille qui, pour son bonheur, avait aussi rencontré M. Rodolphe; mais Mme Georges m’avait bien recommandé de n’en pas parler au prince, je ne sais pas pourquoi… sans doute parce qu’il n’aime pas qu’on lui parle du bien qu’il fait. Ce qui est sûr, c’est qu’il paraît que cette chère Goualeuse a retrouvé ses parents, qui l’ont emmenée avec eux, bien loin, bien loin: tout ce que je regrette, c’est de ne pas l’avoir embrassée avant son départ.
– Allons, tant mieux, dit amèrement Louise; elle est heureuse aussi, elle…
– Ma bonne Louise, pardon… je suis égoïste; c’est vrai, je ne vous parle que de bonheur… à vous qui avez tant de raisons d’être encore chagrine.
– Si mon enfant m’était resté, dit tristement Louise en interrompant Rigolette, cela m’aurait consolée; car maintenant quel est l’honnête homme qui voudra de moi, quoique j’aie de l’argent?
– Au contraire, Louise, moi je dis qu’il n’y a qu’un honnête homme capable de comprendre votre position; oui, lorsqu’il saura tout, lorsqu’il vous connaîtra, il ne pourra que vous plaindre, vous estimer, et il sera bien sûr d’avoir en vous une bonne et digne femme.
– Vous me dites cela pour me consoler.
– Non, je dis cela parce que c’est vrai.
– Enfin, vrai ou non, ça me fait du bien, toujours, et je vous en remercie. Mais qui vient donc là? Tiens, c’est M. Pipelet et sa femme! Mon Dieu, comme il a l’air content! lui qui, dans les derniers temps, était toujours si malheureux des plaisanteries de M. Cabrion.
En effet, M. et Mme Pipelet s’avançaient allègrement, Alfred, toujours coiffé de son inamovible chapeau tromblon, portait un magnifique habit vert pré encore dans tout son lustre; sa cravate, à coins brodés, laissait dépasser un col de chemise formidable qui lui cachait la moitié des joues; un grand gilet à fond jaune vif, à larges bandes marron, un pantalon noir un peu court, des bas d’une éblouissante blancheur et des souliers cirés à l’œuf complétaient son accoutrement.
Anastasie se prélassait dans une robe de mérinos amarante sur laquelle tranchait vivement un châle d’un bleu foncé. Elle exposait orgueilleusement à tous les regards sa perruque fraîchement bouclée et tenait son bonnet suspendu à son bras par des brides de ruban vert en manière de ridicule.
La physionomie d’Alfred, ordinairement si grave, si recueillie et dernièrement si abattue, était rayonnante, jubilante, rutilante; du plus loin qu’il aperçut Louise et Rigolette, il accourut en s’écriant de sa voix de basse:
– Délivré!… parti!
– Ah! mon Dieu! monsieur Pipelet, dit Rigolette, comme vous avez l’air joyeux! qu’avez-vous donc?
– Parti… mademoiselle, ou plutôt madame, veux-je, puis-je, dois-je dire, car maintenant vous êtes exactement semblable à Anastasie, grâce au conjungo, de même que votre mari, M. Germain, est exactement semblable à moi.
– Vous êtes bien honnête, monsieur Pipelet, dit Rigolette en souriant; mais qui est donc parti?
– Cabrion! s’écria M. Pipelet en respirant et en aspirant l’air avec une indicible satisfaction, comme s’il eût été dégagé d’un poids énorme. Il quitte la France à jamais, à toujours… à perpétuité… enfin il est parti.
– Vous en êtes bien sûr?
– Je l’ai vu… de mes yeux vu monter hier en diligence… route de Strasbourg, lui, tous ses bagages… et tous ses effets, c’est-à-dire un étui à chapeau, un appuie-mains et une boîte à couleurs.
– Qu’est-ce qu’il vous chante là, ce vieux chéri? dit Anastasie en arrivant essoufflée, car elle avait difficilement suivi la course précipitée d’Alfred. Je parie qu’il vous parle du départ de Cabrion? Il n’a fait qu’en rabâcher toute la route.
– C’est-à-dire, Anastasie, que je ne tiens pas sur terre. Avant, il me semblait que mon chapeau était doublé de plomb; maintenant on dirait que l’air me soulève vers le firmament! Parti… enfin… parti! et il ne reviendra plus!
– Heureusement, le gredin!
– Anastasie… ménagez les absents… le bonheur me rend clément: je dirai simplement que c’était un indigne polisson.
– Et comment avez-vous su qu’il allait en Allemagne? demanda Rigolette.
– Par un ami de mon roi des locataires. À propos de ce cher homme, vous ne savez pas? grâce aux bons renseignements qu’il a donnés de nous, Alfred est nommé concierge-gardien d’un mont-de-piété et d’une banque charitable, fondés dans notre maison par une bonne âme qui me fait joliment l’effet d’être celle dont M. Rodolphe était le commis voyageur en bonnes actions!
– Cela se trouve bien, reprit Rigolette, c’est mon mari qui est le directeur de cette banque, aussi par le crédit de M. Rodolphe.
– Et allllez donc… s’écria gaiement Mme Pipelet. Tant mieux! tant mieux! mieux vaut des connaissances que des intrus, mieux vaut des anciens visages que des nouveaux. Mais, pour en revenir à Cabrion, figurez-vous qu’un grand gros monsieur chauve, en venant nous apprendre la nomination d’Alfred comme gardien, nous a demandé si un peintre de beaucoup de talent, nommé Cabrion, n’avait pas demeuré chez nous. Au nom de Cabrion, voilà mon vieux chéri qui lève sa botte en l’air et qui a la petite mort. Heureusement le gros grand chauve ajoute: «Ce jeune peintre va partir pour l’Allemagne; une personne riche l’y emmène pour des travaux qui l’y retiendront pendant des années… Peut-être même se fixera-t-il tout à fait à l’étranger.» En foi de quoi le particulier donna à mon vieux chéri la date du départ de Cabrion et l’adresse des Messageries.
– Et j’ai le bonheur inespéré de lire sur le registre: «M. Cabrion, artiste peintre, départ pour Strasbourg et l’étranger par correspondance.»
– Le départ était fixé à ce matin.
– Je me rends dans la cour avec mon épouse.
– Nous voyons le gredin monter sur l’impériale à côté du conducteur.
– Et enfin, au moment où la voiture s’ébranle, Cabrion m’aperçoit, me reconnaît, se retourne et me crie: «Je pars pour toujours… à toi pour la vie!» Heureusement la trompette du conducteur étouffa presque ces derniers mots et ce tutoiement indécent que je méprise… car enfin, Dieu soit loué, il est parti.
– Et parti pour toujours, croyez-le, monsieur Pipelet, dit Rigolette en comprimant une violente envie de rire. Mais ce que vous ne savez pas, et ce qui va bien vous étonner… c’est que M. Rodolphe était…