– Ma pudeur est ombrageuse, c’est vrai, et je ne m’en suis pas mal trouvé. Mais, Anastasie, la porte s’ouvre, je frissonne… Nous allons voir d’abominables figures, entendre des bruits de chaînes et des grincements de dents…
M. et Mme Pipelet n’ayant pas, ainsi qu’on le voit, entendu la conversation du docteur Herbin, partageaient les préjugés populaires qui existent encore à l’endroit des hospices d’aliénés, préjugés qui, du reste, il y a quarante ans, étaient d’effroyables réalités.
La porte de la cour s’ouvrit.
Cette cour, formant un long parallélogramme, était plantée d’arbres, garnie de bancs; de chaque côté régnait une galerie d’une étrange construction; des cellules largement aérées avaient accès sur cette galerie; une cinquantaine d’hommes, uniformément vêtus de gris, se promenaient, causaient, ou restaient silencieux et contemplatifs, assis au soleil.
Rien ne contrastait davantage avec l’idée qu’on se fait ordinairement des excentricités de costume et de la singularité physiognomonique des aliénés; il fallait même une longue habitude d’observation pour découvrir sur beaucoup de ces visages les indices certains de la folie.
À l’arrivée du docteur Herbin, un grand nombre d’aliénés se pressèrent autour de lui, joyeux et empressés, en lui tendant leurs mains avec une touchante expression de confiance et de gratitude, à laquelle il répondit cordialement en leur disant:
– Bonjour, bonjour, mes enfants.
Quelques-uns de ces malheureux, trop éloignés du docteur pour lui prendre la main, vinrent l’offrir avec une sorte d’hésitation craintive aux personnes qui l’accompagnaient.
– Bonjour, mes amis, leur dit Germain en leur serrant la main avec une bonté qui semblait les ravir.
– Monsieur, dit Mme Georges au docteur, est-ce que ce sont des fous?
– Ce sont à peu près les plus dangereux de la maison, dit le docteur en souriant. On les laisse ensemble le jour; seulement, la nuit on les renferme dans des cellules dont vous voyez les portes ouvertes.
– Comment! ces gens sont complètement fous?… Mais quand sont-ils donc furieux?…
– D’abord… dès le début de leur maladie, quand on les amène ici; puis peu à peu le traitement agit, la vue de leurs compagnons les calme, les distrait… la douceur les apaise, et leurs crises violentes, d’abord fréquentes, deviennent de plus en plus rares… Tenez, en voici un des plus méchants.
C’était un homme robuste et nerveux, de quarante ans environ, aux longs cheveux noirs, au grand front bilieux, au regard profond, à la physionomie des plus intelligentes. Il s’approcha gravement du docteur et lui dit d’un ton d’exquise politesse, quoique se contraignant un peu:
– Monsieur le docteur, je dois avoir à mon tour le droit d’entretenir et de promener l’aveugle; j’aurai l’honneur de vous faire observer qu’il y a une injustice flagrante à priver ce malheureux de ma conversation pour le livrer… (et le fou sourit avec une dédaigneuse amertume) aux stupides divagations d’un idiot complètement étranger, je crois ne rien hasarder, complètement étranger aux moindres notions d’une science quelconque, tandis que ma conversation distrairait l’aveugle. Ainsi, ajouta-t-il avec une extrême volubilité, je lui aurais dit mon avis sur les surfaces isothermes et orthogonales, lui faisant remarquer que les équations aux différences partielles, dont l’interprétation géométrique se résume en deux faces orthogonales, ne peuvent être intégrées généralement à cause de leur complication. Je lui aurais prouvé que les surfaces conjuguées sont nécessairement toutes isothermes, et nous aurions cherché ensemble quelles sont les surfaces capables de composer un système triplement isotherme… Si je ne me fais pas illusion, monsieur… comparez cette récréation aux stupidités dont on entretient l’aveugle, ajouta l’aliéné en reprenant haleine, et dites-moi si ce n’est pas un meurtre de le priver de mon entretien?
– Ne prenez pas ce qu’il vient de dire, madame, pour les élucubrations d’un fou, dit tout bas le docteur; il aborde ainsi parfois les plus hautes questions de géométrie ou d’astronomie avec une sagacité qui ferait honneur aux savants les plus illustres… Son savoir est immense. Il parle toutes les langues vivantes; mais il est, hélas! martyr du désir et de l’orgueil du savoir; il se figure qu’il a absorbé toutes les connaissances humaines en lui seul, et qu’en le retenant ici on replonge l’humanité dans les ténèbres de la plus profonde ignorance.
Le docteur reprit tout haut à l’aliéné, qui semblait attendre sa réponse avec une respectueuse anxiété:
– Mon cher monsieur Charles, votre réclamation me semble de toute justice, et ce pauvre aveugle, qui, je crois, est muet, mais heureusement n’est pas sourd, goûterait un charme infini à la conversation d’un homme aussi érudit que vous. Je vais m’occuper de vous faire rendre justice.
– Du reste, vous persistez toujours, en me retenant ici, à priver l’univers de toutes les connaissances humaines que je me suis appropriées en me les assimilant, dit le fou en s’animant peu à peu et en commençant à gesticuler avec une extrême agitation.
– Allons, allons, calmez-vous, mon bon monsieur Charles. Heureusement l’univers ne s’est pas encore aperçu de ce qui lui manquait; dès qu’il réclamera, nous nous empresserons de satisfaire à sa réclamation; en tout état de cause, un homme de votre capacité, de votre savoir, peut toujours rendre de grands services.
– Mais je suis pour la science ce qu’était l’arche de Noé pour la nature physique, s’écria-t-il en grinçant des dents et l’œil égaré.
– Je le sais, mon cher ami.
– Vous voulez mettre la lumière sous le boisseau! s’écria-t-il en fermant les poings. Mais alors je vous briserai comme verre, ajouta-t-il d’un air menaçant, le visage empourpré de colère et les veines gonflées à se rompre.
– Ah! monsieur Charles, répondit le docteur en attachant sur l’insensé un regard calme, fixe, perçant, et donnant à sa voix un accent caressant et flatteur, je croyais que vous étiez le plus grand savant des temps modernes…
– Et passés! s’écria le fou, oubliant tout à coup sa colère pour son orgueil.
– Vous ne me laissez pas achever… que vous étiez le plus grand savant des temps passés… présents…
– Et futurs… ajouta le fou avec fierté.
– Oh! le vilain bavard, qui m’interrompt toujours, dit le docteur en souriant et en lui frappant amicalement sur l’épaule. Ne dirait-on pas que j’ignore toute l’admiration que vous inspirez et que vous méritez!… Voyons, allons voir l’aveugle… conduisez-moi près de lui.
– Docteur, vous êtes un brave homme; venez, venez, vous allez voir ce qu’on l’oblige d’écouter quand je pourrais lui dire de si belles choses, reprit le fou complètement calmé en marchant devant le docteur d’un air satisfait.
– Je vous l’avoue, monsieur, dit Germain, qui s’était rapproché de sa mère et de sa femme, dont il avait remarqué l’effroi lorsque le fou avait parlé et gesticulé violemment; un moment, j’ai craint une crise.
– Eh! mon Dieu, monsieur, autrefois, au premier mot d’exaltation, au premier geste de menace de ce malheureux, les gardiens se fussent jetés sur lui; on l’eût garrotté, battu, inondé de douches, une des plus atroces tortures que l’on puisse rêver… Jugez de l’effet d’un tel traitement sur une organisation énergique et irritable, dont la force d’expansion est d’autant plus violente qu’elle est plus comprimée. Alors il serait tombé dans un de ces accès de rage effroyables qui défiaient les étreintes les plus puissantes, s’exaspéraient par leur fréquence et devenaient presque incurables; tandis que, vous le voyez, en ne comprimant pas d’abord cette effervescence momentanée ou en la détournant à l’aide de l’excessive mobilité d’esprit que l’on remarque chez beaucoup d’insensés, ces bouillonnements éphémères s’apaisent aussi vite qu’ils s’élèvent.