Cette conversation avait eu lieu, je vous l’ai dit, mon cher Maximilien, la veille du jour où je devais être présenté à la princesse ma cousine; je quittai ma tante, et je rentrai chez moi.
Je ne vous ai jamais caché mes plus secrètes pensées, bonnes ou mauvaises; je vais donc vous avouer à quelles absurdes et folles imaginations je me laissai entraîner après l’entretien que je viens de vous rapporter.
II Gerolstein (suite)
Vous m’avez dit bien des fois, mon cher Maximilien, que j’étais dépourvu de toute vanité; je le crois, j’ai besoin de le croire pour continuer ce récit sans m’exposer à passer à vos yeux pour un présomptueux.
Lorsque je fus seul chez moi, me rappelant l’entretien de ma tante, je ne pus m’empêcher de songer, avec une secrète satisfaction, que la princesse Amélie, ayant remarqué ce portrait de moi fait depuis six ou sept ans, avait quelques jours après demandé, en plaisantant, des nouvelles de son cousin des temps passés.
Rien n’était plus sot que de baser le moindre espoir sur une circonstance aussi insignifiante, j’en conviens; mais, je vous l’ai dit, je serai comme toujours, envers vous, de la plus entière franchise: eh bien! cette insignifiante circonstance me ravit. Sans doute, les louanges que j’avais entendu donner à la princesse Amélie par une femme aussi grave, aussi austère que ma tante, en élevant davantage la princesse à mes yeux, me rendaient plus sensible encore la distinction qu’elle avait daigné m’accorder, ou plutôt qu’elle avait accordée à mon portrait. Pourtant, que vous dirai-je! cette distinction éveilla en moi des espérances si folles que, jetant à cette heure un regard plus calme sur le passé, je me demande comment j’ai pu me laisser entraîner à ces pensées qui aboutissaient inévitablement à un abîme.
Quoique parent du grand duc et toujours parfaitement accueilli de lui, il m’était impossible de concevoir la moindre espérance de mariage avec la princesse, lors même qu’elle eût agréé mon amour, ce qui était plus qu’improbable. Notre famille tient honorablement à son rang, mais elle est pauvre, si on compare notre fortune aux immenses domaines du grand-duc, le prince le plus riche de la Confédération germanique; et puis enfin j’avais vingt et un ans à peine, j’étais simple capitaine aux gardes, sans renom, sans position personnelle; jamais en un mot, le grand-duc ne pouvait songer à moi pour sa fille.
Toutes ces réflexions auraient dû me préserver d’une passion que je n’éprouvais pas encore, mais dont j’avais pour ainsi dire le singulier pressentiment. Hélas! je m’abandonnai au contraire à de nouvelles puérilités. Je portais au doigt une bague qui m’avait été autrefois donnée par Thécla (la bonne comtesse que vous connaissez): quoique ce gage d’un amour étourdi, facile et léger, ne pût me gêner beaucoup, j’en fis héroïquement le sacrifice à mon amour naissant, et le pauvre anneau disparut dans les eaux rapides de la rivière qui coule sous mes fenêtres.
Vous dire la nuit que je passai est inutile: vous la devinez. Je savais la princesse Amélie blonde et d’une angélique beauté: je tâchai de m’imaginer ses traits, sa taille, son maintien, le son de sa voix, l’expression de son regard; puis, songeant à mon portrait qu’elle avait remarqué, je me rappelai à regret que l’artiste maudit m’avait dangereusement flatté; de plus, je comparais avec désespoir le costume pittoresque du page du XVIe siècle au sévère uniforme du capitaine aux gardes de Sa Majesté Impériale. Puis, à ces niaises préoccupations succédaient çà et là, je vous l’assure, mon ami, quelques pensées généreuses, quelques nobles élans de l’âme; je me sentais ému, oh! profondément ému, au ressouvenir de cette adorable bonté de la princesse Amélie, qui appelait les pauvres abandonnées qu’elle protégeait ses sœurs, m’avait dit ma tante.
Enfin, bizarre et inexplicable contraste! j’ai, vous le savez, la plus humble opinion de moi-même… et j’étais cependant assez glorieux pour supposer que la vue de mon portrait avait frappé la princesse; j’avais assez de bon sens pour comprendre qu’une distance infranchissable me séparait d’elle à jamais, et cependant je me demandais avec une véritable anxiété si elle ne me trouverait pas trop indigne de mon portrait. Enfin je ne l’avais jamais vue, j’étais convaincu d’avance qu’elle me remarquerait à peine… et cependant je me croyais le droit de lui sacrifier le gage de mon premier amour.
Je passai dans de véritables angoisses la nuit dont je vous parle et une partie du lendemain. L’heure de la réception arriva. J’essayai deux ou trois habits d’uniforme, les trouvant plus mal faits les uns que les autres, et je partis pour le palais grand-ducal très-mécontent de moi.
Quoique Gerolstein soit à peine éloigné d’un quart de lieue de l’abbaye de Sainte-Hermangilde, durant ce court trajet mille pensées m’assaillirent, toutes les puérilités dont j’avais été si occupé disparurent devant une idée grave, triste, presque menaçante; un invincible pressentiment m’annonçait une de ces crises qui dominent la vie tout entière, une sorte de révélation me disait que j’allais aimer, aimer passionnément, aimer comme on n’aime qu’une fois; et, pour comble de fatalité, cet amour, aussi hautement que dignement placé, devait être pour moi toujours malheureux.
Ces idées m’effrayèrent tellement que je pris tout à coup la sage résolution de faire arrêter ma voiture, de revenir à l’abbaye et d’aller rejoindre mon père, laissant à ma tante le soin d’excuser mon brusque départ auprès du grand-duc.
Malheureusement une de ces causes vulgaires dont les effets sont quelquefois immenses m’empêcha d’exécuter mon premier dessein. Ma voiture étant arrêtée à l’entrée de l’avenue qui conduit au palais, je me penchais à la portière pour donner à mes gens ordre de retourner, lorsque le baron et la baronne Koller, qui, comme moi, se rendaient à la cour, m’aperçurent et firent aussi arrêter leur voiture. Le baron, me voyant en uniforme, me dit: «Pourrai-je vous être bon à quelque chose, mon cher prince? Que vous arrive-t-il? Puisque vous allez au palais, montez avec nous, dans le cas où un accident serait arrivé à vos chevaux.»
Rien ne m’était plus facile, n’est-ce pas, mon ami que de trouver une défaite pour quitter le baron et regagner l’abbaye. Eh bien! soit impuissance, soit secret désir d’échapper à la détermination salutaire que je venais de prendre, je répondis d’un air embarrassé que je donnais ordre à mon cocher de s’informer à la grille du palais si l’on y entrait par le pavillon neuf ou par la cour de marbre.
– On entre par la cour de marbre, mon cher prince, me répondit le baron, car c’est une réception de grand gala. Dites à votre voiture de suivre la mienne, je vous indiquerai le chemin.
Vous savez, Maximilien, combien je suis fataliste; je voulais retourner à l’abbaye pour m’épargner les chagrins que je pressentais; le sort s’y opposait, je m’abandonnai à mon étoile. Vous ne connaissez pas le palais grand-ducal de Gerolstein, mon ami? Selon tous ceux qui ont visité les capitales d’Europe, il n’est pas, à l’exception de Versailles, une résidence royale dont l’ensemble et les abords soient d’un aspect plus majestueux. Si j’entre dans quelques détails à ce sujet, c’est qu’en me souvenant à cette heure de ces imposantes splendeurs, je me demande comment elles ne m’ont pas tout d’abord rappelé à mon néant; car enfin la princesse Amélie était fille du souverain maître de ce palais, de ces gardes, de ces richesses merveilleuses.