Il fallut cette circonstance pour que la princesse Amélie, sortant de sa rêverie, m’aperçût et me remarquât sans doute, car elle fit un léger mouvement de surprise, et rougit.
Elle avait vu mon portrait à l’abbaye, chez ma tante, elle me reconnaissait: rien de plus simple. La princesse m’avait à peine regardé pendant une seconde, mais ce regard me fit éprouver une commotion violente, profonde: je sentis mes joues en feu, je baissai les yeux et je restai quelques minutes sans oser les lever de nouveau sur la princesse… Lorsque je m’y hasardai, elle causait tout bas avec l’archiduchesse Sophie, qui semblait l’écouter avec le plus affectueux intérêt.
Liszt ayant mis un intervalle de quelques minutes entre les deux morceaux qu’il devait jouer, le grand-duc profita de ce moment pour lui exprimer son admiration de la manière la plus gracieuse. Le prince, revenant à sa place, m’aperçut, me fit un signe de tête rempli de bienveillance et dit quelques mots à l’archiduchesse en me désignant du regard. Celle-ci, après m’avoir un instant considéré, se retourna vers le grand-duc, qui ne put s’empêcher de sourire en lui répondant et en adressant la parole à sa fille. La princesse Amélie me parut embarrassée, car elle rougit de nouveau.
J’étais au supplice; malheureusement l’étiquette ne me permettait pas de quitter la place où je me trouvais avant la fin du concert, qui recommença bientôt. Deux ou trois fois je regardai la princesse Amélie à la dérobée; elle me sembla pensive et attristée; mon cœur se serra; je souffrais de la légère contrariété que je venais de lui causer involontairement, et que je croyais deviner. Sans doute le grand-duc lui avait demandé en plaisantant si elle me trouvait quelque ressemblance avec le portrait de son cousin des temps passés; et, dans son ingénuité, elle se reprochait peut-être de n’avoir pas dit à son père qu’elle m’avait déjà reconnu. Le concert terminé, je suivis l’aide de camp de service; il me conduisit auprès du grand-duc, qui voulut bien faire quelques pas au-devant de moi, me prit cordialement par le bras et dit à l’archiduchesse Sophie, en s’approchant d’elle:
– Je demande à Votre Altesse Impériale la permission de lui présenter mon cousin le prince Henri d’Herkaüsen-Oldenzaal.
– J’ai déjà vu le prince à Vienne, et je le retrouve ici avec plaisir, répondit l’archiduchesse, devant laquelle je m’inclinai profondément.
– Ma chère Amélie, reprit le prince en s’adressant à sa fille, je vous présente le prince Henri, votre cousin; il est fils du prince Paul, l’un de mes plus vénérables amis, que je regrette bien de ne pas voir aujourd’hui à Gerolstein.
– Voudriez-vous, monsieur, faire savoir au prince Paul que je partage vivement les regrets de mon père, car je serai toujours bien heureuse de connaître ses amis, me répondit ma cousine avec une simplicité pleine de grâce…
Je n’avais jamais entendu le son de la voix de la princesse; imaginez-vous, mon ami, le timbre le plus doux, le plus frais, le plus harmonieux, enfin un de ces accents qui font vibrer les cordes les plus délicates de l’âme.
– J’espère, mon cher Henri, que vous resterez quelque temps chez votre tante que j’aime, que je respecte comme ma mère, vous le savez, me dit le grand-duc avec bonté. Venez souvent nous voir en famille, à la fin de la matinée, sur les trois heures: si nous sortons, vous partagerez notre promenade; vous savez que je vous ai toujours aimé, parce que vous êtes un des plus nobles cœurs que je connaisse.
– Je ne sais comment exprimer à Votre Altesse Royale ma reconnaissance pour le bienveillant accueil qu’elle daigne me faire.
– Eh bien! pour me prouver votre reconnaissance, dit le prince en souriant, invitez votre cousine pour la deuxième contredanse, car la première appartient de droit à l’archiduc…
– Votre Altesse voudra-t-elle m’accorder cette grâce?… dis-je à la princesse Amélie en m’inclinant devant elle.
– Appelez-vous simplement cousin et cousine, selon la bonne vieille coutume allemande, dit gaiement le grand-duc; le cérémonial ne convient pas entre parents.
– Ma cousine me fera-t-elle l’honneur de danser cette contredanse avec moi?
– Oui, mon cousin, me répondit la princesse Amélie.
III Gerolstein (suite et fin)
Je ne saurais vous dire, mon ami, combien je fus à la fois heureux et peiné de la paternelle cordialité du grand-duc; la confiance qu’il me témoignait, l’affectueuse bonté avec laquelle il avait engagé sa fille et moi à substituer aux formules de l’étiquette ces appellations de famille d’une intimité si douce, tout me pénétrait de reconnaissance; je me reprochais d’autant plus amèrement le charme fatal d’un amour qui ne devait ni ne pouvait être agréé par le prince.
Je m’étais promis, il est vrai (je n’ai pas failli à cette résolution) de ne jamais dire un mot qui pût faire soupçonner à ma cousine l’amour que je ressentais; mais je craignais que mon émotion, que mes regards me trahissent… Malgré moi pourtant, ce sentiment, si muet, si caché qu’il dût être, me semblait coupable.
J’eus le temps de faire ces réflexions pendant que la princesse Amélie dansait la première contredanse avec l’archiduc Stanislas. Ici, comme partout, la danse n’est plus qu’une sorte de marche qui suit la mesure de l’orchestre; rien ne pouvait faire valoir davantage la grâce sérieuse du maintien de ma cousine.
J’attendais avec un bonheur mêlé d’anxiété le moment d’entretien que la liberté du bal allait me permettre d’avoir avec elle. Je fus assez maître de moi pour cacher mon trouble lorsque j’allai la chercher auprès de la marquise d’Harville.
En songeant aux circonstances du portrait, je m’attendais à voir la princesse Amélie partager mon embarras; je ne me trompais pas. Je me souviens presque mot pour mot de notre première conversation; laissez-moi vous la rapporter, mon ami:
– Votre Altesse me permettra-t-elle, lui dis-je, de l’appeler ma cousine, ainsi que le grand-duc m’y autorise?
– Sans doute, mon cousin, me répondit-elle avec grâce; je suis toujours heureuse d’obéir à mon père.
– Et je suis d’autant plus fier de cette familiarité, ma cousine, que j’ai appris par ma tante à vous connaître, c’est-à-dire à vous apprécier.
– Souvent aussi mon père m’a parlé de vous, mon cousin, et ce qui vous étonnera peut-être, ajouta-t-elle timidement, c’est que je vous connaissais déjà, si cela peut se dire, de vue… Mme la supérieure de Sainte-Hermangilde, pour qui j’ai la plus respectueuse affection, nous avait un jour montré, à mon père, et à moi, un portrait…
– Où j’étais représenté en page du XVIe siècle?
– Oui, mon cousin; et mon père fit même la petite supercherie de me dire que ce portrait était celui d’un de nos parents du temps passé, en ajoutant d’ailleurs des paroles si bienveillantes pour ce cousin d’autrefois que notre famille doit se féliciter de le compter parmi nos parents d’aujourd’hui…
– Hélas! ma cousine, je crains de ne pas plus ressembler au portrait moral que le grand-duc a daigné faire de moi qu’au page du XVIe siècle.
– Vous vous trompez, mon cousin, me dit naïvement la princesse; car, à la fin du concert, en jetant par hasard les yeux du côté de la galerie, je vous ai reconnu tout de suite, malgré la différence du costume.