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– Rodolphe! écoutez-moi.

– Non, je connais votre ambition, je sais de quoi vous êtes capable, je devine le but de cette tromperie!

– Eh bien! vous dites vrai, je suis capable de tout. Oui, j’avais voulu vous abuser; oui, quelques jours avant d’être frappée d’un coup mortel, j’avais voulu trouver une jeune fille… que je vous aurais présentée à la place de notre enfant… que vous regrettiez amèrement.

– Assez… oh! assez, madame.

– Après cet aveu, vous me croirez peut-être, ou plutôt vous serez bien forcé de vous rendre à l’évidence.

– À l’évidence…

– Oui, Rodolphe, je le répète, j’avais voulu vous tromper, substituer une jeune fille obscure à celle que nous pleurions; mais Dieu a voulu, lui, qu’au moment où je faisais ce marché sacrilège… je fusse frappée à mort.

– Vous… à ce moment!

– Dieu a voulu encore qu’on me proposât… pour jouer ce rôle… de mensonge… savez-vous qui? notre fille…

– Êtes-vous donc en délire… au nom du ciel?

– Je ne suis pas en délire, Rodolphe. Dans cette cassette, avec des papiers et un portrait qui vous prouveront la vérité de ce que je vous dis, vous trouverez un papier taché de mon sang.

– De votre sang?

– La femme qui m’a appris que notre fille vivait encore me dictait cette révélation, lorsque j’ai été frappée d’un coup de poignard.

– Et qui était-elle? comment savait-elle?…

– C’est à elle qu’on avait livré notre fille… tout enfant… après l’avoir fait passer pour morte.

– Mais cette femme… son nom?… peut-on la croire? où l’avez-vous connue?

– Je vous dis, Rodolphe, que tout ceci est fatal, providentiel. Il y a quelques mois, vous aviez tiré une jeune fille de la misère pour l’envoyer à la campagne, n’est-ce pas?

– Oui, à Bouqueval.

– La jalousie, la haine, m’égaraient. J’ai fait enlever cette jeune fille par la femme… dont je vous parle…

– Et on a conduit la malheureuse enfant à Saint-Lazare.

– Où elle est encore.

– Elle n’y est plus. Ah! vous ne savez pas, madame, le mal affreux que vous avez fait… en arrachant cette infortunée de la retraite où je l’avais placée… mais…

– Cette jeune fille n’est plus à Saint-Lazare, s’écria Sarah avec épouvante, et vous parlez d’un malheur affreux!

– Un monstre de cupidité avait intérêt à sa perte. Ils l’ont noyée, madame… Mais répondez… vous dites que…

– Ma fille! s’écria Sarah, en interrompant Rodolphe et se levant droite, immobile comme une statue de marbre.

– Que dit-elle? mon Dieu! s’écria Rodolphe.

– Ma fille! répéta Sarah, dont le visage devint livide et effrayant de désespoir; ils ont tué ma fille!

– La Goualeuse, votre fille!!!… répéta Rodolphe en se reculant avec horreur.

– La Goualeuse… oui… c’est le nom que m’a dit cette femme surnommée la Chouette. Morte… morte! reprit Sarah, toujours immobile, toujours le regard fixe; ils l’ont tuée.

– Sarah! reprit Rodolphe aussi pâle, aussi effrayant que la comtesse, revenez à vous… répondez-moi. La Goualeuse… cette jeune fille que vous avez fait enlever par la Chouette à Bouqueval… était…

– Notre fille!

– Elle!!!

– Et ils l’ont tuée!

– Oh! non… non… vous délirez… cela ne peut pas être… Vous ne savez pas, non, vous ne savez pas combien cela serait affreux. Sarah! revenez à vous… parlez-moi tranquillement. Asseyez-vous, calmez-vous. Souvent il y a des ressemblances, des apparences qui trompent; on est si enclin à croire ce qu’on désire. Ce n’est pas un reproche que je vous fais… mais expliquez-moi bien… dites-moi bien toutes les raisons qui vous portent à penser cela, car cela ne peut pas être… non, non! il ne faut pas que cela soit! cela n’est pas!

Après un moment de silence, la comtesse rassembla ses pensées et dit à Rodolphe d’une voix défaillante:

– Apprenant votre mariage, pensant à me marier moi-même, je n’ai pas pu garder notre fille auprès de moi; elle avait quatre ans alors…

– Mais à cette époque je vous l’ai demandée, moi… avec prières, s’écria Rodolphe d’un ton déchirant, et mes lettres sont restées sans réponse. La seule que vous m’ayez écrite m’annonçait sa mort!

– Je voulais me venger de vos mépris en vous refusant votre enfant. Cela était indigne. Mais écoutez-moi… je le sens… la vie m’échappe, ce dernier coup m’accable…

– Non! non! je ne vous crois pas… je ne veux pas vous croire. La Goualeuse… ma fille! Ô mon Dieu, vous ne voudriez pas cela!

– Écoutez-moi, vous dis-je. Lorsqu’elle eut quatre ans, mon frère chargea Mme Séraphin, veuve d’un ancien serviteur à lui, d’élever l’enfant jusqu’à ce qu’elle fût en âge d’entrer en pension. La somme destinée à assurer l’avenir de notre fille fut déposée par mon frère chez un notaire cité pour sa probité. Les lettres de cet homme et de Mme Séraphin, adressées à cette époque à moi et à mon frère, sont là… dans cette cassette. Au bout d’un an on m’écrivit que la santé de ma fille s’altérait… huit mois après qu’elle était morte, et l’on m’envoya son acte de décès. À cette époque, Mme Séraphin est entrée au service de Jacques Ferrand, après avoir livré notre fille à la Chouette, par l’intermédiaire d’un misérable actuellement au bagne de Rochefort. Je commençais à écrire cette déclaration de la Chouette, lorsqu’elle m’a frappée. Ce papier est là… avec un portrait de notre fille à l’âge de quatre ans. Examinez tout, lettres, déclaration, portrait; et vous, qui l’avez vue… cette malheureuse enfant… jugez.

Après ces mots qui épuisèrent ses forces, Sarah tomba défaillante dans son fauteuil.

Rodolphe resta foudroyé par cette révélation.

Il est de ces malheurs si imprévus, si abominables, qu’on tâche de ne pas y croire jusqu’à ce qu’une évidence écrasante vous y contraigne…

Rodolphe, persuadé de la mort de Fleur-de-Marie, n’avait plus qu’un espoir, celui de se convaincre qu’elle n’était pas sa fille.

Avec un calme effrayant qui épouvanta Sarah, il s’approcha de la table, ouvrit la cassette et se mit à lire les lettres une à une, à examiner, avec une attention scrupuleuse, les papiers qui les accompagnaient.

Ces lettres timbrées et datées par la poste, écrites à Sarah et à son frère par le notaire et par Mme Séraphin, étaient relatives à l’enfance de Fleur-de-Marie et au placement des fonds qu’on lui destinait.

Rodolphe ne pouvait douter de l’authenticité de cette correspondance.

La déclaration de la Chouette se trouvait confirmée par les renseignements dont nous avons parlé au commencement de cette histoire, renseignements pris par ordre de Rodolphe, et qui signalaient un nommé Pierre Tournemine, forçat alors à Rochefort, comme l’homme qui avait reçu Fleur-de-Marie des mains de Mme Séraphin pour la livrer à la Chouette… à la Chouette, que la malheureuse enfant avait reconnue plus tard devant Rodolphe au tapis-franc de l’ogresse.

Rodolphe ne pouvait plus douter de l’identité de ces personnages et de celle de la Goualeuse.