– Pardon, pardon, mon père! Ces paroles m’ont échappé. Je vous afflige…
– Je m’afflige, pauvre ange, dit tristement Rodolphe, parce que ces retours vers le passé doivent être affreux pour toi… parce qu’ils empoisonneraient ta vie si tu avais la faiblesse de t’y abandonner.
– Mon père… c’est par hasard… Depuis notre arrivée ici, c’est la première fois…
– C’est la première fois que tu m’en parles… oui… mais ce n’est peut-être pas la première fois que ces pensées te tourmentent… Je m’étais aperçu de tes accès de mélancolie, et quelquefois j’accusais le passé de causer ta tristesse… Mais, faute de certitude, je n’osais pas même essayer de combattre la funeste influence de ces ressouvenirs, de t’en montrer le néant, l’injustice; car si ton chagrin avait eu une autre cause, si le passé avait été pour toi ce qu’il doit être, un vain et mauvais songe, je risquais d’éveiller en toi les idées pénibles que je voulais détruire…
– Combien vous êtes bon!… Combien ces craintes témoignent encore de votre ineffable tendresse!
– Que veux-tu… ma position était si difficile, si délicate… Encore une fois, je ne te disais rien, mais j’étais sans cesse préoccupé de ce qui te touchait… En contractant ce mariage qui comblait tous mes vœux, j’avais aussi cru donner une garantie de plus à ton repos. Je connaissais trop l’excessive délicatesse de ton cœur pour espérer que jamais… jamais tu ne songerais plus au passé; mais je me disais que si par hasard ta pensée s’y arrêtait, tu devais, en te sentant maternellement chérie par la noble femme qui t’a connue et aimée au plus profond de ton malheur, tu devais, dis-je, regarder le passé comme suffisamment expié par tes atroces misères et être indulgente ou plutôt juste envers toi-même; car enfin ma femme a droit par ses rares qualités aux respects de tous, n’est-ce pas? Eh bien! dès que tu es pour elle une fille, une sœur chérie, ne dois-tu pas être rassurée? Son tendre attachement n’est-il pas une réhabilitation complète? Ne te dit-il pas qu’elle sait comme toi que tu as été victime et non coupable, qu’on ne peut enfin te reprocher que le malheur… qui t’a accablée dès ta naissance! Aurais-tu même commis de grandes fautes, ne seraient-elles pas mille fois expiées, rachetées par tout ce que tu as fait de bien, par tout ce qui s’est développé d’excellent et d’adorable en toi?…
– Mon père…
– Oh! je t’en prie, laisse-moi te dire ma pensée entière, puisqu’un hasard, qu’il faudra bénir sans doute, a amené cet entretien. Depuis longtemps je le désirais et je le redoutais à la fois… Dieu veuille qu’il ait un succès salutaire!… J’ai à te faire oublier tant d’affreux chagrins; j’ai à remplir auprès de toi une mission si auguste, si sacrée, que j’aurais eu le courage de sacrifier à ton repos mon amour pour Mme d’Harville… mon amitié pour Murph, si j’avais pensé que leur présence t’eût trop douloureusement rappelé le passé.
– Oh! mon bon père, pouvez-vous le croire?… Leur présence, à eux, qui savent… ce que j’étais… et qui pourtant m’aiment tendrement, ne personnifie-t-elle pas au contraire l’oubli et le pardon?… Enfin, mon père, ma vie entière n’eût-elle pas été désolée si pour moi vous aviez renoncé à votre mariage avec Mme d’Harville?
– Oh! je n’aurais pas été seul à vouloir ce sacrifice s’il avait dû assurer ton bonheur… Tu ne sais pas quel renoncement Clémence s’était déjà volontairement imposé?… Car elle aussi comprend toute l’étendue de mes devoirs envers toi.
– Vos devoirs envers moi, mon Dieu! Et qu’ai-je fait pour mériter autant?
– Ce que tu as fait, pauvre ange aimé?… Jusqu’au moment où tu m’as été rendue, ta vie n’a été qu’amertume, misère, désolation… et tes souffrances passées je me les reproche comme si je les avais causées! Aussi, lorsque je te vois souriante, satisfaite, je me crois pardonné… Mon seul but, mon seul vœu est de te rendre aussi idéalement heureuse que tu as été infortunée, de t’élever autant que tu as été abaissée, car il me semble que les derniers vestiges du passé s’effacent lorsque les personnes les plus éminentes, les plus honorables, te rendent les respects qui te sont dus.
– À moi du respect?… Non, non, mon père… mais à mon rang, ou plutôt à celui que vous m’avez donné.
– Oh! ce n’est pas ton rang qu’on aime et qu’on révère… c’est toi, entends-tu bien, mon enfant chérie, c’est toi-même, c’est toi seule… Il est des hommages imposés par le rang, mais il en est aussi d’imposés par le charme et par l’attrait! Tu ne sais pas distinguer ceux-là, toi, parce que tu t’ignores, parce que, par un prodige d’esprit et de tact qui me rend aussi fier qu’idolâtre de toi, tu apportes dans ces relations cérémonieuses, si nouvelles pour toi, un mélange de dignité, de modestie et de grâce, auquel ne peuvent résister les caractères les plus hautains…
– Vous m’aimez tant, mon père, et on vous aime tant, que l’on est sûr de vous plaire en me témoignant de la déférence.
– Oh! la méchante enfant! s’écria Rodolphe en interrompant sa fille et en l’embrassant avec tendresse. La méchante enfant, qui ne veut accorder aucune satisfaction à mon orgueil de père!
– Cet orgueil n’est-il pas aussi satisfait en vous attribuant à vous seul la bienveillance que l’on me témoigne, mon bon père?
– Non, certainement, mademoiselle, dit le prince en souriant à sa fille pour chasser la tristesse dont il la voyait encore atteinte, non, mademoiselle, ce n’est pas la même chose; car il ne m’est pas permis d’être fier de moi, et je puis et je dois être fier de vous… oui, fier. Encore une fois, tu ne sais pas combien tu es divinement douée… En quinze mois ton éducation s’est si merveilleusement accomplie que la mère la plus difficile serait enthousiaste de toi; et cette éducation a encore augmenté l’influence presque irrésistible que tu exerces autour de toi sans t’en douter.
– Mon père… vos louanges me rendent confuse.
– Je dis la vérité, rien que la vérité. En veux-tu des exemples? Parlons hardiment du passé: c’est un ennemi que je veux combattre corps à corps, il faut le regarder en face. Eh bien! te souviens-tu de la Louve, de cette courageuse femme qui t’a sauvée? Rappelle-toi cette scène de la prison que tu m’as racontée: une foule de détenues, plus stupides encore que méchantes, s’acharnaient à tourmenter une de leurs compagnes faible et infirme, leur souffre-douleur: tu parais, tu parles… et voilà qu’aussitôt ces furies, rougissant de leur lâche cruauté envers leur victime, se montrent aussi charitables qu’elles avaient été méchantes. N’est-ce donc rien, cela? Enfin, est-ce, oui ou non, grâce à toi que la Louve, cette femme indomptable, a connu le repentir et désiré une vie honnête et laborieuse? Va, crois-moi, mon enfant chérie, celle qui avait dominé la Louve et ses turbulentes compagnes par le seul ascendant de la bonté jointe à une rare élévation d’esprit, celle-là, quoique dans d’autres circonstances et dans une sphère tout opposée, devait par le même charme (n’allez pas sourire de ce rapprochement, mademoiselle) fasciner aussi l’altière archiduchesse Sophie et tout mon entourage; car bons et méchants, grands et petits, subissent presque toujours l’influence des âmes supérieures… Je ne veux pas dire que tu sois née princesse dans l’acception aristocratique du mot, cela serait une pauvre flatterie à te faire, mon enfant… mais tu es de ce petit nombre d’êtres privilégiés qui sont nés pour dire à une reine ce qu’il faut pour la charmer et s’en faire aimer… et aussi pour dire à une pauvre créature, avilie et abandonnée, ce qu’il faut pour la rendre meilleure, la consoler et s’en faire adorer.