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– Et puis enfin, mon enfant, votre père vous le dit, vous étiez victime et non complice de cette infamie! s’écria Clémence.

– Mais cette infamie… je l’ai subie… ma mère, reprit douloureusement Fleur-de-Marie. Rien ne peut anéantir ces affreux souvenirs… Sans cesse ils me poursuivent, non plus comme autrefois au milieu des paisibles habitants d’une ferme, ou des femmes dégradées, mes compagnes de Saint-Lazare… mais ils me poursuivront jusque dans ce palais… peuplé de l’élite de l’Allemagne… Ils me poursuivent enfin jusque dans les bras de mon père, jusque sur les marches de son trône.

Et Fleur-de-Marie fondit en larmes.

Rodolphe et Clémence restèrent muets devant cette effrayante expression d’un remords invincible; ils pleuraient aussi, car ils sentaient l’impuissance de leurs consolations.

– Depuis lors, reprit Fleur-de-Marie en essuyant ses larmes, à chaque instant du jour, je me dis avec une honte amère: «On m’honore, on me révère; les personnes les plus éminentes, les plus vénérables, m’entourent de respects; aux yeux de toute une cour, la sœur d’un empereur a daigné rattacher mon bandeau sur mon front… et j’ai vécu dans la fange de la Cité, tutoyée par des voleurs et des assassins!»

«Oh! mon père, pardonnez-moi; mais plus ma position s’est élevée… plus j’ai été frappée de la dégradation profonde où j’étais tombée; à chaque hommage qu’on me rend, je me sens coupable d’une profanation; songez-y donc, mon Dieu! après avoir été ce que j’ai été… souffrir que des vieillards s’inclinent devant moi… souffrir que de nobles jeunes filles, que des femmes justement respectées se trouvent flattées de m’entourer… souffrir enfin que des princesses, doublement augustes et par l’âge et par leur caractère sacerdotal, me comblent de prévenances et d’éloges… cela n’est-il pas impie et sacrilège! Et puis, si vous saviez, mon père, ce que j’ai souffert, ce que je souffre encore chaque jour en me disant: «Si Dieu voulait que le passé fût connu… avec quel mépris mérité on traiterait celle qu’à cette heure on élève si haut!…» Quelle juste et effrayante punition!

– Mais, malheureuse enfant, ma femme et moi nous connaissons le passé… nous sommes dignes de notre rang, et pourtant nous te chérissons… nous t’adorons.

– Vous avez pour moi l’aveugle tendresse d’un père et d’une mère…

– Tout le bien que tu as fait depuis ton séjour ici? Et cette institution belle et sainte, cet asile ouvert par toi aux orphelines et aux pauvres filles abandonnées, ces soins admirables d’intelligence et de dévouement dont tu les entoures? Ton insistance à les appeler tes sœurs, à vouloir qu’elles t’appellent ainsi, puisque en effet tu les traites en sœurs?… n’est-ce donc rien pour la rédemption de fautes qui ne furent pas les tiennes?… Enfin l’affection que te témoigne la digne abbesse de Sainte-Hermangilde, qui ne te connaît que depuis ton arrivée ici, ne la dois-tu pas absolument à l’élévation de ton esprit, à la beauté de ton âme, à ta piété sincère?

– Tant que les louanges de l’abbesse de Sainte-Hermangilde ne s’adressent qu’à ma conduite présente, j’en jouis sans scrupule, mon père; mais lorsqu’elle cite mon exemple aux demoiselles nobles qui sont en religion dans l’abbaye, mais lorsque celles-ci voient en moi un modèle de toutes les vertus, je me sens mourir de confusion, comme si j’étais complice d’un mensonge indigne.

Après un assez long silence, Rodolphe reprit avec un abattement douloureux:

– Je le vois, il faut désespérer de te persuader: les raisonnements sont impuissants contre une conviction d’autant plus inébranlable qu’elle a sa source dans un sentiment généreux et élevé, puisque à chaque instant tu jettes un regard sur le passé. Le contraste de ces souvenirs et de ta position présente doit être en effet pour toi un supplice continuel… Pardon, à mon tour, pauvre enfant.

– Vous, mon bon père, me demander pardon!… Et de quoi, grand Dieu?

– De n’avoir pas prévu tes susceptibilités… D’après l’excessive délicatesse de ton cœur, j’aurais dû les deviner… Et pourtant… que pouvais-je faire?… Il était de mon devoir de te reconnaître solennellement pour ma fille… alors ces respects, dont l’hommage t’est si douloureux, venaient nécessairement t’entourer…

«Oui, mais j’ai eu un tort… j’ai été, vois-tu, trop orgueilleux de toi… j’ai trop voulu jouir du charme que ta beauté, que ton esprit, que ton caractère inspiraient à tous ceux qui t’approchaient… J’aurais dû cacher mon trésor… vivre presque dans la retraite avec Clémence et toi… renoncer à ces fêtes, à ces réceptions nombreuses où j’aimais tant à te voir briller… croyant follement t’élever si haut… si haut… que le passé disparaîtrait entièrement à tes yeux… Mais hélas! le contraire est arrivé… et, comme tu me l’as dit, plus tu t’es élevée, plus l’abîme dont je t’ai retirée t’a paru sombre et profond…

«Encore une fois, c’est ma faute… j’avais pourtant cru bien faire!… dit Rodolphe en essuyant ses larmes, mais je me suis trompé… Et puis, je me suis cru pardonné trop tôt… la vengeance de Dieu n’est pas satisfaite… elle me poursuit encore dans le bonheur de ma fille!…

Quelques coups discrètement frappés à la porte du salon qui précédait l’oratoire de Fleur-de-Marie interrompirent ce triste entretien.

Rodolphe se leva et entr’ouvrit la porte.

Il vit Murph, qui lui dit:

– Je demande pardon à Votre Altesse Royale de venir la déranger; mais un courrier du prince d’Herkaüsen-Oldenzaal vient d’apporter cette lettre qui, dit-il, est très-importante et doit être sur-le-champ remise à Votre Altesse Royale.

– Merci, mon bon Murph. Ne t’éloigne pas, lui dit Rodolphe avec un soupir; tout à l’heure j’aurai besoin de causer avec toi.

Et le prince, ayant fermé la porte, resta un moment dans le salon pour y lire la lettre que Murph venait de lui remettre.

Elle était ainsi conçue:

«Monseigneur,

«Puis-je espérer que les liens de parenté qui m’attachent à Votre Altesse Royale et que l’amitié dont elle a toujours daigné m’honorer excuseront une démarche qui serait d’une grande témérité si elle ne m’était pas imposée par une conscience d’honnête homme?

«Il y a quinze mois, monseigneur, vous reveniez de France, ramenant avec vous une fille d’autant plus chérie que vous l’aviez crue perdue pour toujours, tandis qu’au contraire elle n’avait jamais quitté sa mère, que vous avez épousée à Paris in extremis, afin de légitimer la naissance de la princesse Amélie, qui est ainsi l’égale des autres Altesses de la Confédération germanique.

«Sa naissance est donc souveraine, sa beauté incomparable, son cœur est aussi digne de sa naissance que son esprit est digne de sa beauté, ainsi que me l’a écrit ma sœur l’abbesse de Sainte-Hermangilde, qui a souvent l’honneur de voir la fille bien-aimée de Votre Altesse Royale.

«Maintenant, monseigneur, j’aborderai franchement le sujet de cette lettre, puisque malheureusement une maladie grave me retient à Oldenzaal, et m’empêche de se rendre auprès de Votre Altesse Royale.

«Pendant le temps que mon fils a passé à Gerolstein, il a vu presque chaque jour la princesse Amélie, il l’aime éperdument, mais il lui a toujours caché son amour.