«J’ai cru devoir, monseigneur, vous en instruire. Vous avez daigné accueillir paternellement mon fils et l’engager à revenir, au sein de votre famille, vivre de cette intimité qui lui était si précieuse; j’aurais indignement manqué à la loyauté en dissimulant à Votre Altesse Royale une circonstance qui doit modifier l’accueil qui était réservé à mon fils.
«Je sais qu’il serait insensé à nous d’oser espérer nous allier plus étroitement encore à la famille de Votre Altesse Royale.
«Je sais que la fille dont vous êtes à bon droit si fier, monseigneur, doit prétendre à de hautes destinées.
«Mais je sais aussi que vous êtes le plus tendre des pères, et que, si vous jugiez jamais mon fils digne de vous appartenir et de faire le bonheur de la princesse Amélie, vous ne seriez pas arrêté par les graves disproportions qui rendent pour nous une telle fortune inespérée.
«Il ne m’appartient pas de faire l’éloge d’Henri, monseigneur; mais j’en appelle aux encouragements et aux louanges que vous avez si souvent daigné lui accorder.
«Je n’ose et ne puis vous en dire davantage, monseigneur; mon émotion est trop profonde.
«Quelle que soit votre détermination, veuillez croire que nous nous y soumettrons avec respect, et que je serai toujours fidèle aux sentiments profondément dévoués avec lesquels j’ai l’honneur d’être
«de Votre Altesse Royale
«le très-humble et obéissant serviteur,
«GUSTAVE-PAUL,
«prince d’Herkaüsen-Oldenzaal
VI Aveux
Après la lecture de la lettre du prince, père d’Henri, Rodolphe resta quelque temps triste et pensif; puis, un rayon d’espoir éclairant son front, il revint auprès de sa fille, à qui Clémence prodiguait en vain les plus tendres consolations.
– Mon enfant, tu l’as dit toi-même, Dieu a voulu que ce jour fût celui des explications solennelles, dit Rodolphe à Fleur-de-Marie, je ne prévoyais pas qu’une nouvelle et grave circonstance dût encore justifier tes paroles.
– De quoi s’agit-il, mon père?
– Mon ami, qu’y a-t-il?
– De nouveaux sujets de crainte.
– Pour qui donc, mon père?
– Pour toi.
– Pour moi?
– Tu ne nous as avoué que la moitié de tes chagrins, pauvre enfant.
– Soyez assez bon pour vous expliquer, mon père, dit Fleur-de-Marie en rougissant.
– Maintenant je le puis, je n’ai pu le faire plus tôt, ignorant que tu désespérais à ce point de ton sort. Écoute, ma fille chérie, tu te crois, ou plutôt tu es bien malheureuse. Lorsqu’au commencement de notre entretien tu m’as parlé des espérances qui te restaient, j’ai compris… mon cœur a été brisé… car il s’agissait pour moi de te perdre à jamais, de te voir t’enfermer dans un cloître, de te voir descendre vivante dans un tombeau. Tu voudrais entrer au couvent…
– Mon père…
– Mon enfant, est-ce vrai?
– Oui, si vous me le permettez, répondit Fleur-de-Marie d’une voix étouffée.
– Nous quitter! s’écria Clémence.
– L’abbaye de Sainte-Hermangilde est bien rapprochée de Gerolstein: je vous verrai souvent, vous et mon père.
– Songez donc que de tels vœux sont éternels, ma chère enfant. Vous n’avez pas dix-huit ans, et peut-être un jour…
– Oh! je ne me repentirai jamais de la résolution que je prends: je ne trouverai le repos et l’oubli que dans la solitude d’un cloître, si toutefois mon père, et vous, ma seconde mère, vous me continuez votre affection.
– Les devoirs, les consolations de la vie religieuse pourraient, en effet, dit Rodolphe, sinon guérir, du moins calmer les douleurs de ta pauvre âme abattue et déchirée. Et, quoiqu’il s’agisse de la moitié du bonheur de ma vie, il se peut que j’approuve ta résolution. Je sais ce que tu souffres, et je ne dis pas que le renoncement au monde ne doive pas être le terme fatalement logique de ta triste existence.
– Quoi! vous aussi, Rodolphe! s’écria Clémence.
– Permettez-moi, mon amie, d’exprimer toute ma pensée, reprit Rodolphe. Puis, s’adressant à sa fille: Mais avant de prendre cette détermination extrême, il faut examiner si un autre avenir ne serait pas plus selon tes vœux et selon les nôtres. Dans ce cas, aucun sacrifice ne me coûterait pour assurer ton avenir.
Fleur-de-Marie et Clémence firent un mouvement de surprise; Rodolphe reprit en regardant fixement sa fille:
– Que penses-tu… de ton cousin le prince Henri?
Fleur-de-Marie tressaillit et devint pourpre.
Après un moment d’hésitation elle se jeta dans les bras du prince en pleurant.
– Tu l’aimes, pauvre enfant!
– Vous ne me l’aviez jamais demandé, mon père! répondit Fleur-de-Marie en essuyant ses yeux.
– Mon ami, nous ne nous étions pas trompés, dit Clémence.
– Ainsi, tu l’aimes…, ajouta Rodolphe en prenant les mains de sa fille dans les siennes; tu l’aimes bien, mon enfant chérie?
– Oh! si vous saviez, reprit Fleur-de-Marie, ce qu’il m’en a coûté de vous cacher ce sentiment dès que je l’ai eu découvert dans mon cœur. Hélas! à la moindre question de votre part, je vous aurais tout avoué… Mais la honte me retenait et m’aurait toujours retenue.
– Et crois-tu qu’Henri connaisse ton amour pour lui? dit Rodolphe.
– Grand Dieu! mon père, je ne le pense pas! s’écria Fleur-de-Marie avec effroi.
– Et lui… crois-tu qu’il t’aime?
– Non, mon père… non… Oh! j’espère que non… il souffrirait trop.
– Et comment cet amour est-il venu, mon ange aimé?
– Hélas! presque à mon insu… Vous vous souvenez d’un portrait de page?
– Qui se trouve dans l’appartement de l’abbesse de Sainte-Hermangilde… c’était le portrait d’Henri.
– Oui, mon père… Croyant cette peinture d’une autre époque, un jour, en votre présence, je ne cachai pas à la supérieure que j’étais frappée de la beauté de ce portrait. Vous me dîtes alors, en plaisantant, que ce tableau représentait un de nos parents d’autrefois, qui, très-jeune encore, avait montré un grand courage et d’excellentes qualités. La grâce de cette figure, jointe à ce que vous me dîtes du noble caractère de ce parent, ajouta encore à ma première impression… Depuis ce jour, souvent je m’étais plu à me rappeler ce portrait, et cela sans le moindre scrupule, croyant qu’il s’agissait d’un de nos cousins mort depuis longtemps… Peu à peu, je m’habituai à ces douces pensées… sachant qu’il ne m’était pas permis d’aimer sur cette terre…, ajouta Fleur-de-Marie avec une expression navrante, et en laissant de nouveau couler ses larmes. Je me fis de ces rêveries bizarres une sorte de mélancolique intérêt, moitié sourire et moitié larmes; je regardai ce joli page des temps passés comme un fiancé d’outre-tombe… que je retrouverais peut-être un jour dans l’éternité; il me semblait qu’un tel amour était seul digne d’un cœur qui vous appartenait tout entier, mon père… Mais pardonnez-moi ces tristes enfantillages.