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– Elle est donc maintenant à l’église? lui dis-je.

– Oui, monseigneur; mais avant une demi-heure elle l’aura quittée.

Je me fis aussitôt conduire à notre tribune du nord, d’où l’on domine tout le chœur.

Là, au milieu des ténèbres de cette vaste église, seulement éclairée par la pâle clarté de la lampe du sanctuaire, je la vis, près de la grille, agenouillée, les mains jointes, et priant encore avec ferveur.

Moi aussi je m’agenouillai en pensant à mon enfant.

Trois heures sonnèrent; deux sœurs assises dans les stalles, qui ne l’avaient pas quittée des yeux, vinrent lui parler bas. Au bout de quelques moments elle se signa, se releva et traversa le chœur d’un pas assez ferme; et pourtant, mon amie, lorsqu’elle passa sous la lampe, son visage me parut aussi blanc que le long voile qui flottait autour d’elle.

Je sortis aussitôt de la tribune, voulant d’abord aller la rejoindre; mais je craignis qu’une nouvelle émotion l’empêchât de goûter quelques moments de repos. J’envoyai David savoir comment elle se trouvait: il revint me dire qu’elle se sentait mieux et qu’elle allait tâcher de dormir un peu.

Je reste à l’abbaye pour la cérémonie qui aura lieu ce matin.

Je pense maintenant, mon amie, qu’il est inutile de vous envoyer cette lettre incomplète. Je la terminerai demain, en vous racontant les événements de cette triste journée.

À bientôt donc, mon amie. Je suis brisé de douleur, plaignez-moi.

Dernier chapitre Le 13 janvier

RODOLPHE À CLÉMENCE.

Treize janvier… anniversaire maintenant doublement sinistre!!!

Mon amie… nous la perdons à jamais!

Tout est fini… tout!

Écoutez ce récit:

Il est donc vrai… on éprouve une volupté atroce à raconter une horrible douleur.

Hier je me plaignais du hasard qui vous retenait loin de moi… aujourd’hui, Clémence, je me félicite de ce que vous n’êtes pas ici: vous souffririez trop…

Ce matin, je sommeillais à peine, j’ai été éveillé par le son des cloches… j’ai tressailli d’effroi… cela m’a semblé funèbre… on eût dit un glas de funérailles.

En effet… ma fille est morte pour nous… morte, entendez-vous… Dès aujourd’hui, Clémence… il vous faut commencer à porter son deuil dans votre cœur, dans votre cœur toujours pour elle si maternel.

Que notre enfant soit ensevelie sous le marbre d’un tombeau ou sous la voûte d’un cloître… pour nous… quelle est la différence?

Dès aujourd’hui, entendez-vous, Clémence, il faut la regarder comme morte… D’ailleurs… elle est d’une si grande faiblesse… sa santé, altérée par tant de chagrins, par tant de secousses, est si chancelante… Pourquoi pas aussi cette autre mort, plus complète encore? La fatalité n’est pas lasse…

Et puis d’ailleurs… d’après ma lettre d’hier, vous devez comprendre que cela serait peut-être plus heureux pour elle… qu’elle fût morte.

Morte… ces cinq lettres ont une physionomie étrange… ne trouvez-vous pas?… quand on les écrit à propos d’une fille idolâtrée… d’une fille si belle… si charmante, d’une bonté si angélique… Dix-huit ans à peine… et morte au monde!…

Au fait… pour nous et pour elle, à quoi bon végéter souffrante dans la morne tranquillité de ce cloître? Qu’importe qu’elle vive, si elle est perdue pour nous? Elle doit tant l’aimer, la vie… que la fatalité lui a faite!…

Ce que je dis là est affreux… il y a un égoïsme barbare dans l’amour paternel!…

À midi, sa profession a eu lieu avec une pompe solennelle.

Caché derrière les rideaux de notre tribune, j’y ai assisté…

J’ai ressenti, mais avec encore plus d’intensité, toutes les poignantes émotions que nous avions éprouvées lors de son noviciat…

Chose bizarre! elle est adorée, on croit généralement qu’elle est attirée vers la vie religieuse par une irrésistible vocation, on devrait voir dans sa profession un événement heureux pour elle, et, au contraire, une accablante tristesse pesait sur la foule.

Au fond de l’église, parmi le peuple… j’ai vu deux sous-officiers de mes gardes, deux vieux et rudes soldats, baisser la tête et pleurer…

On eût dit qu’il y avait dans l’air un douloureux pressentiment… Du moins s’il était fondé, il n’est réalisé qu’à demi…

La profession terminée, on a ramené notre enfant dans la salle du chapitre, où devait avoir lieu la nomination de la nouvelle abbesse…

Grâce à mon privilège souverain, j’allai dans cette salle attendre Fleur-de-Marie au retour du chœur.

Elle rentra bientôt…

Son émotion, sa faiblesse étaient si grandes que deux sœurs la soutenaient…

Je fus effrayé, moins encore de sa pâleur et de la profonde altération de ses traits que de l’expression de son sourire… Il me parut empreint d’une sorte de satisfaction sinistre…

Clémence… je vous le dis… peut-être bientôt nous faudra-t-il du courage… bien du courage… Je sens pour ainsi dire en moi que notre enfant est mortellement frappée…

… Après tout, sa vie serait si malheureuse…

Voilà deux fois que je me dis, en pensant à la mort possible de ma fille… que cette mort mettrait du moins un terme à sa cruelle existence… Cette pensée est un horrible symptôme… Mais, si ce malheur doit nous frapper, il vaut mieux y être préparé, n’est-ce pas, Clémence?

Se préparer à un pareil malheur… c’est en savourer peu à peu et d’avance les lentes angoisses… C’est un raffinement de douleurs inouï… Cela est mille fois plus affreux que le coup qui vous frappe imprévu… Au moins la stupeur, l’anéantissement vous épargnent une partie de cet atroce déchirement…

Mais les usages de la compassion veulent qu’on vous prépare… Probablement je n’agirais pas autrement moi-même, pauvre amie… si j’avais à vous apprendre le funeste événement dont je vous parle… Ainsi épouvantez-vous… si vous remarquez que je vous entretiens d’elle… avec des ménagements, des détours d’une tristesse désespérée, après vous avoir annoncé que sa santé ne me donnait pourtant pas de graves inquiétudes.

Oui, épouvantez-vous, si je vous parle comme je vous écris maintenant… car, quoique je l’aie quittée assez calme il y a une heure pour venir terminer cette lettre, je vous le répète, Clémence, il me semble ressentir en moi qu’elle est plus souffrante qu’elle ne le paraît… Fasse le ciel que je me trompe, et que je prenne pour des pressentiments la désespérante tristesse que m’a inspirée cette cérémonie lugubre!

Fleur-de-Marie entra donc dans la grande salle du chapitre.

Toutes les stalles furent successivement occupées par les religieuses.

Elle alla modestement se mettre à la dernière place de la rangée de gauche; elle s’appuyait sur le bras d’une des sœurs, car elle semblait toujours bien faible.

Au haut de la salle, la princesse Juliane était assise, ayant d’un côté la grande prieure, de l’autre une seconde dignitaire, tenant à la main la crosse d’or, symbole de l’autorité abbatiale.