Il se fit un profond silence, la princesse se leva, prit sa crosse en main et dit d’une voix grave et émue:
– Mes chères filles, mon grand âge m’oblige de confier à des mains plus jeunes cet emblème de mon pouvoir spirituel, et elle montra sa crosse. J’y suis autorisée par une bulle de notre Saint-Père; je présenterai donc à la bénédiction de monseigneur l’archevêque d’Oppenheim et à l’approbation de S. A. R. le grand-duc, notre souverain, celle de vous, mes chères filles, qui par vous aura été désignée pour me succéder. Notre grande prieure va vous faire connaître le résultat de l’élection, et à celle-là que vous aurez élue je remettrai ma crosse et mon anneau.
Je ne quittai pas ma fille des yeux.
Debout dans sa stalle, les deux mains jointes sur sa poitrine, les yeux baissés, à demi enveloppée de son voile blanc et des longs plis traînants de sa robe noire, elle se tenait immobile et pensive, elle n’avait pas un moment supposé qu’on pût l’élire; son élévation n’avait été confiée qu’à moi par l’abbesse.
La grande prieure prit un registre et lut:
– Chacune de nos chères sœurs ayant été, suivant la règle, invitée, il y a huit jours, à déposer son vote entre les mains de notre sainte mère et à tenir son choix secret jusqu’à ce moment; au nom de notre sainte mère, je déclare qu’une de vous, mes chères sœurs, a par sa piété exemplaire, par ses vertus angéliques, mérité le suffrage unanime de la communauté, et celle-là est notre sœur Amélie, de son vivant très-haute et très-puissante princesse de Gerolstein.
À ces mots, une sorte de murmure de douce surprise et d’heureuse satisfaction circula dans la salle; tous les regards des religieuses se fixèrent sur ma fille avec une expression de tendre sympathie; malgré mes accablantes préoccupations, je fus moi-même vivement ému de cette nomination qui, faite isolément et secrètement, offrait néanmoins une si touchante unanimité.
Fleur-de-Marie, stupéfaite, devint encore plus pâle; ses genoux tremblaient si fort qu’elle fut obligée de s’appuyer d’une main sur le rebord de la stalle.
L’abbesse reprit d’une voix haute et grave:
– Mes chères filles, c’est bien sœur Amélie que vous croyez la plus digne et la plus méritante de vous toutes? C’est bien elle que vous reconnaissez pour votre supérieure spirituelle? Que chacune de vous me réponde à son tour, mes chères filles.
Et chaque religieuse répondit à haute voix:
– Librement et volontairement j’ai choisi et je choisis sœur Amélie pour ma sainte mère et supérieure.
Saisie d’une émotion inexprimable, ma pauvre enfant tomba à genoux, joignit les deux mains et resta ainsi jusqu’à ce que chaque vote fût émis.
Alors l’abbesse, déposant la crosse et l’anneau entre les mains de la grande prieure, s’avança vers ma fille pour la prendre par la main et la conduire au siège abbatial.
Mon amie, ma tendre amie, je me suis interrompu un moment; il m’a fallu reprendre courage pour achever de vous raconter cette scène déchirante…
– Relevez-vous, ma chère fille, lui dit l’abbesse, venez prendre la place qui vous appartient; vos vertus évangéliques, et non votre rang, vous l’ont gagnée.
En disant ces mots, la vénérable princesse se pencha vers ma fille pour l’aider à se relever.
Fleur-de-Marie fit quelques pas en tremblant, puis arrivant au milieu de la salle du chapitre elle s’arrêta, et dit d’une voix dont le calme et la fermeté m’étonnèrent:
– Pardonnez-moi, sainte mère… je voudrais parler à mes sœurs.
– Montez d’abord, ma chère fille, sur votre siège abbatial, dit la princesse; c’est de là que vous devez leur faire entendre votre voix.
– Cette place, sainte mère… ne peut être la mienne, répondit Fleur-de-Marie d’une voix haute et tremblante.
– Que dites-vous, ma chère fille?
– Une si haute dignité n’est pas faite pour moi, sainte mère.
– Mais les vœux de toutes vos sœurs vous y appellent.
– Permettez-moi, sainte mère, de faire ici à deux genoux une confession solennelle, mes sœurs verront bien, et vous aussi, sainte mère, que la condition la plus humble n’est pas encore assez humble pour moi.
– Votre modestie vous abuse, ma chère fille, dit la supérieure avec bonté, croyant en effet que la malheureuse enfant cédait à un sentiment de modestie exagéré; mais moi je devinai ces aveux que Fleur-de-Marie allait faire. Saisi d’effroi, je m’écriai d’une voix suppliante:
– Mon enfant… je t’en conjure…
À ces mots… vous dire, mon amie, tout ce que je lus dans le profond regard que Fleur-de-Marie me jeta serait impossible… Ainsi que vous le saurez dans un instant, elle m’avait compris. Oui, elle avait compris que je devais partager la honte de cette horrible révélation… Elle avait compris qu’après de tels aveux on pouvait m’accuser… moi, de mensonge… car j’avais toujours dû laisser croire que jamais Fleur-de-Marie n’avait quitté sa mère…
À cette pensée, la pauvre enfant s’était crue coupable envers moi d’une noire ingratitude… Elle n’eut pas la force de continuer, elle se tut et baissa la tête avec accablement…
– Encore une fois, ma chère fille, reprit l’abbesse, votre modestie vous trompe… l’unanimité du choix de vos sœurs vous prouve combien vous êtes digne de me remplacer… Par cela même que vous avez pris part aux joies du monde, votre renoncement à ces joies n’en est que plus méritoire… Ce n’est pas S. A. la princesse Amélie qui est élue, c’est sœur Amélie… Pour nous, votre vie a commencé du jour où vous avez mis le pied dans la maison du Seigneur… et c’est cette exemplaire et sainte vie que nous récompensons… Je vous dirai plus, ma chère fille; avant d’entrer au bercail votre existence aurait été aussi égarée qu’elle a été au contraire pure et louable… que les vertus évangéliques dont vous nous avez donné l’exemple depuis votre séjour ici expieraient et rachèteraient encore aux yeux du Seigneur un passé si coupable qu’il fût… D’après cela, ma chère fille, jugez si votre modestie doit être rassurée.
Ces paroles de l’abbesse furent, comme vous le pensez, mon amie, d’autant plus précieuses pour Fleur-de-Marie qu’elle croyait le passé ineffaçable. Malheureusement, cette scène l’avait profondément émue, et, quoiqu’elle affectât du calme et de la fermeté, il me sembla que ses traits s’altéraient d’une manière inquiétante… Par deux fois elle tressaillit en passant sur son front sa pauvre main amaigrie.
– Je crois vous avoir convaincue, ma chère fille, reprit la princesse Juliane, et vous ne voudrez pas causer à vos sœurs un vif chagrin en refusant cette marque de leur confiance et de leur affection.
– Non, sainte mère, dit-elle avec une expression qui me frappa, et d’une voix de plus en plus faible, je crois maintenant pouvoir accepter… Mais, comme je me sens bien fatiguée et un peu souffrante, si vous le permettiez, sainte mère, la cérémonie de ma consécration n’aurait lieu que dans quelques jours…
– Il sera fait comme vous le désirez, ma chère fille… mais en attendant que votre dignité soit bénie et consacrée… prenez cet anneau… venez à votre place… nos chères sœurs vous rendront hommage selon notre règle.
Et la supérieure, glissant son anneau pastoral au doigt de Fleur-de-Marie, la conduisit au siège abbatial.