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– Je meurs maudite et damnée…, murmura Sarah en se renversant dans son fauteuil et en cachant son visage dans ses mains.

– Alors, continua Rodolphe, dominant à peine ses ressentiments et voulant en vain comprimer les sanglots qui de temps en temps étouffèrent sa voix, quand je l’ai crue soustraite aux mauvais traitements dont on la menaçait, frappé de la douceur inexprimable de son accent… de l’angélique expression de ses traits… il m’a été impossible de ne pas m’intéresser à elle… Avec quelle émotion profonde j’ai écouté le naïf et poignant récit de cette vie d’abandon, de douleur et de misère; car, voyez-vous, c’est quelque chose d’épouvantable que la vie de votre fille… madame…

«Oh! il faut que vous sachiez les tortures de votre enfant; oui, madame la comtesse… pendant qu’au milieu de votre opulence vous rêviez une couronne… votre fille, toute petite, couverte de haillons, allait le soir mendier dans les rues, souffrant du froid et de la faim… durant les nuits d’hiver elle grelottait sur un peu de paille dans le coin d’un grenier, et puis, quand l’horrible femme qui la torturait était lasse de battre la pauvre petite, ne sachant qu’imaginer pour la faire souffrir, savez-vous ce qu’elle lui faisait, madame?… elle lui arrachait les dents!…

– Oh! je voudrais mourir! c’est une atroce agonie!…

– Écoutez encore… S’échappant enfin des mains de la Chouette, errant sans pain, sans asile, âgée de huit ans à peine, on l’arrête comme vagabonde, on la met en prison… Ah! cela a été le meilleur temps de la vie de votre fille… madame… Oui, dans sa geôle, chaque soir, elle remerciait Dieu de ne plus souffrir du froid, de la faim, et de ne plus être battue. Et c’est dans une prison qu’elle a passé les années les plus précieuses de la vie d’une jeune fille, ces années qu’une tendre mère entoure toujours d’une sollicitude si pieuse et si jalouse; oui, au lieu d’atteindre ses seize ans environnée de soins tutélaires, de nobles enseignements, votre fille n’a connu que la brutale indifférence des geôliers, et puis, un jour, dans sa féroce insouciance, la société l’a jetée, innocente et pure, belle et candide, au milieu de la fange de la grande ville… Malheureuse enfant… abandonnée… sans soutien, sans conseil, livrée à tous les hasards de la misère et du vice!… Oh! s’écria Rodolphe, en donnant un libre cours aux sanglots qui l’étouffaient, votre cœur est endurci, votre égoïsme impitoyable, mais vous auriez pleuré… oui… vous auriez pleuré en entendant le récit déchirant de votre fille!… Pauvre enfant! souillée, mais non corrompue, chaste encore au milieu de cette horrible dégradation qui était pour elle un songe affreux, car chaque mot disait son horreur pour cette vie où elle était fatalement enchaînée; oh! si vous saviez comme à chaque instant il se révélait en elle d’adorables instincts! Que de bonté… que de charité touchante! oui… car c’était pour soulager une infortune plus grande encore que la sienne que la pauvre petite avait dépensé le peu d’argent qui lui restait, et qui la séparait de l’abîme d’infamie où on l’a plongée… Oui! car il est venu un jour… un jour affreux… où, sans travail, sans pain, sans asile… d’horribles femmes l’ont rencontrée exténuée de faiblesse… de besoin… l’ont enivrée… et…

Rodolphe ne put achever; il poussa un cri déchirant en s’écriant:

– Et c’était ma fille! ma fille!…

– Malédiction sur moi! murmura Sarah en cachant sa figure dans ses mains comme si elle eût redouté de voir le jour.

– Oui, s’écria Rodolphe, malédiction sur vous! car c’est votre abandon qui a causé toutes ces horreurs… Malédiction sur vous! car, lorsque la retirant de cette fange je l’avais placée dans une paisible retraite, vous l’en avez fait arracher par vos misérables complices. Malédiction sur vous! car cet enlèvement l’a mise au pouvoir de Jacques Ferrand…

À ce nom Rodolphe se tut brusquement…

Il tressaillit comme s’il l’eût prononcé pour la première fois.

C’est que pour la première fois aussi il prononçait ce nom depuis qu’il savait que sa fille était la victime de ce monstre… Les traits du prince prirent alors une effrayante expression de rage et de haine.

Muet, immobile, il restait comme écrasé par cette pensée: que le meurtrier de sa fille vivait encore… Sarah, malgré sa faiblesse croissante et le bouleversement que venait de lui causer l’entretien de Rodolphe, fut frappée de son air sinistre; elle eut peur pour elle…

– Hélas! qu’avez-vous? murmura-t-elle d’une voix tremblante. N’est-ce pas assez de souffrances, mon Dieu?…

– Non… ce n’est pas assez! ce n’est pas assez…, dit Rodolphe en se parlant à lui-même et répondant à sa propre pensée, je n’avais jamais éprouvé cela… jamais! Quelle ardeur de vengeance… quelle soif de sang… quelle rage calme et réfléchie!… Quand je ne savais pas qu’une des victimes du monstre était mon enfant… je me disais: «La mort de cet homme serait stérile… tandis que sa vie serait féconde, si, pour la racheter, il acceptait les conditions que je lui impose…» Le condamner à la charité, pour expier ses crimes, me paraissait juste… Et puis la vie sans or, la vie sans l’assouvissement de sa sensualité frénétique, devait être une longue et double torture… Mais c’est ma fille qu’il a livrée, enfant, à toutes les horreurs de la misère… jeune fille, à toutes les horreurs de l’infamie!… s’écria Rodolphe en s’animant peu à peu; mais c’est ma fille qu’il a fait assassiner!… Je tuerai cet homme!…

Et le prince s’élança vers la porte.

– Où allez-vous? Ne m’abandonnez pas… s’écria Sarah, se levant à demi et étendant vers Rodolphe ses mains suppliantes. Ne me laissez pas seule!… je vais mourir…

– Seule!… non!… non!… Je vous laisse avec le spectre de votre fille, dont vous avez causé la mort!…

Sarah, éperdue, se jeta à genoux en poussant un cri d’effroi, comme si un fantôme effrayant lui eût apparu.

– Pitié! je meurs!

– Mourez donc, maudite!… reprit Rodolphe effrayant de fureur. Maintenant il me faut la vie de votre complice… car c’est vous qui avez livré votre fille à son bourreau!

Et Rodolphe se fit rapidement conduire chez Jacques Ferrand.

IV Furens amoris

La nuit était venue pendant que Rodolphe se rendait chez le notaire…

Le pavillon occupé par Jacques Ferrand est plongé dans une obscurité profonde…

Le vent gémit…

La pluie tombe…

Le vent gémissait, la pluie tombait aussi pendant cette nuit sinistre où Cecily, avant de quitter pour jamais la maison du notaire, avait exalté la brutale passion de cet homme jusqu’à la frénésie.

Étendu sur le lit de sa chambre à coucher faiblement éclairée par une lampe, Jacques Ferrand est vêtu d’un pantalon et d’un gilet noirs; une des manches de sa chemise est relevée, tachée de sang; une ligature de drap rouge, que l’on aperçoit à son bras nerveux, annonce qu’il vient d’être saigné par Polidori.

Celui-ci, debout auprès du lit, s’appuie d’une main au chevet et semble contempler les traits de son complice avec inquiétude.

Rien de plus hideusement effrayant que la figure de Jacques Ferrand, alors plongé dans cette torpeur somnolente qui succède ordinairement aux crises violentes.