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— Tu as dit adieu à ta famille, Deux-Ours ?

Il releva la tête, circonspect.

— Pourquoi ?

— C'est important.

— Je me souviens pas. C'était il y a longtemps… Et il vaut mieux comme ça. De toute façon, il n'y a rien à faire là-bas, même pas des adieux.

— C'est parce qu'on vous a parqués.

— Hum.

— Il paraît qu'ils veulent faire un mausolée, ou un monument pour les victimes de Wounded Knee, avança Jane. On m'a aussi dit que Johnny Depp voulait racheter le site pour le donner aux Indiens…

Il opina tristement.

— Comme ça, on finira en bêtes curieuses, pour les touristes.

— Tu sais ce que disait je ne sais plus quel poète, fit-elle pour lui remonter le moral : « Celui qui regarde le lion dans sa cage finit par pourrir dans la mémoire du lion… »

— Hum.

Il grognait toujours. Jane acheva son verre, encore rempli de glaçons. Effets secondaires de la dope, lassitude de son cerveau malade, la jeune femme rouvrit les yeux et soudain tout s'accéléra : la musique, la barmaid piercinguée qui versait les shots de whisky sur ses seins nus en hurlant des insanités, les mouvements des clients au comptoir, les vertiges. D'autres touristes arrivaient et elle perdait les pédales.

— Viens, souffla Jane. Allons-nous-en…

Deux-Ours l'aida à descendre du tabouret, finit la vodka et la prit heureusement par le bras.

Le vent dehors lui fit un peu de bien. Pas assez. Jane n'était pas sûre d'arriver seule au sommet de la colline ; un vieux hippie dormait au milieu du trottoir, les noctambules riaient fort, mais le monde devenait flou.

— On va où ? demanda Deux-Ours.

Jane fit un effort terrible pour marcher droit.

— À Bellavista…

*

Ils n'avaient croisé que des corbeaux sur la route. Une autre vue de l'esprit, qui s'échappait peu à peu. Courage, se dit-elle. Il lui en fallait.

Le petit parc de Bellavista se situait au bout de la main street, grimpant à flanc de colline. Jane y allait souvent avec Duane et Jeff : les petits animaux, les terrains de tennis avec panorama sur la ville, les joggers, les meutes de chiens disciplinés qu'on promenait par groupe, mille curiosités pour un bébé attentif. Mais Duane n'existait plus, ni Jeff, ni elle. Le parc, moins couru que son gigantesque homologue du Golden Gate, semblait vide. Ici pas de musées ni de plans d'eau aménagés, que des souvenirs à la casse.

Deux-Ours l'aida à gravir le chemin sinueux qui menait tout là-haut. Le rescapé de Wounded Knee était un brave sous ses loques, et dur au mal.

— Tu tiens le coup ? demanda-t-il à mi-chemin.

— Super.

La vodka n'avait pas arrangé son état. Ils atteignirent enfin l'espace rocheux qui marquait le sommet de la colline. Jane évita les pierres traîtresses qui jonchaient le sentier creusé par le pas des promeneurs, la prothèse butait sur les obstacles mais Deux-Ours titubait mieux qu'elle dans la nuit.

Le vent était plus fort sur les hauteurs de Bellavista, et la faisait vaciller. Jane avait le cœur gros, le souffle court.

— Je n'en peux plus, dit-elle doucement.

— Tu veux t'asseoir ?

— Oui…

Leur campement d'hiver.

Il aida la jeune femme à se caler au creux d'un rocher, avant de prendre place à ses côtés. San Francisco s'étendait sous leurs yeux, belle endormie dans la nuit moite… C'était la fin de l'été, du chemin.

Jane ouvrit son sac, farfouilla à l'intérieur.

— Qu'est-ce que tu cherches ?

— La dope, dit-elle.

— De la dope ? Hum, grommela-t-il, tu ne crois pas que tu as déjà ton compte ? Jane, tu arrives à peine à marcher.

Sa voix était étonnamment douce, ou alors n'était-ce que la brise.

— Je n'ai plus besoin de marcher, dit-elle en relevant la tête de son sac. Grâce à toi…

Jane extirpa un étui à cigarettes en argent, qu'elle ouvrit avec précaution. L'étui contenait un joint high-tech, avec un tube de plastique blanc qui faisait office de filtre. Visiblement, Deux-Ours n'avait jamais rien vu de semblable.

— C'est quoi, de l'herbe ?

— Aussi, oui, concéda Jane. Pour toi, Deux-Ours… Pour nous.

Michael, le dealer qui lui avait vendu la défonce, l'avait prévenue : c'était de la came de première catégorie, un nouveau produit qui pouvait t'envoyer direct au nirvana. Pas plus d'un gramme par prise — Jane en avait fumé deux avant de prendre le cable-car… Un simple test. Il était temps de passer à la phase deux.

Jane alluma le joint sans plus penser à rien et aspira une longue bouffée, les yeux brillant de larmes… Huit grammes : une dose mortelle pour des novices.

— Ça te dit, Deux-Ours ? demanda-t-elle.

— Hum, grogna le Sioux.

Il empoigna le joint, aspira à son tour une large bouffée. Bref moment d'harmonie. Le Sioux avait confiance dans la parole des visages pâles : il avait tort.

— Viens, dit Jane. Viens contre moi…

Deux-Ours la regardait avec les yeux de l'amour : il fuma le poison avec elle, caressa ses cheveux de ses grandes mains maladroites, en silence, sans savoir que son cerveau brûlait.

Les lumières de San Francisco scintillèrent sous la lune, une dernière fois : Jane se sentit partir, sortir de son corps pour n'y plus redescendre. Elle voyait double.

Le fantôme de Wounded Knee la tenait au chaud, calée contre sa poitrine… et ce fut tout.