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— Tu aimes les handicapées, Deux-Ours ? ironisa Jane.

La lune brillait dans les flaques mais ses yeux étaient éteints, des draps défaits et sans amour. Sam ne savait plus où se mettre, encore moins dans sa peau.

— Ce n'est pas comme ça que je te vois, finit-il par dire.

Jane tendit son genou replié sous le banc, découvrant sa prothèse.

— Et là, tu vois quoi ?

Quelque chose avait changé dans sa voix, l'envie de mordre, ou de tuer — le Sioux connaissait ça.

— Je vois une femme malheureuse, dit-il sans se démonter.

— Dis donc, tu es perspicace, Deux-Ours ! railla-t-elle. Tu as du flair — ha ! ha !

Jane riait, mais il y avait des larmes dans sa gorge blanche. Sam grogna — cette fille était cinglée —, fuma en la surveillant du coin de l'œil. Un voile retombait lentement sur son visage ; elle semblait de nouveau absente, perdue dans ses pensées… Un long silence s'installa sur le banc. Un oiseau pépia dans la nuit. Sam sondait son cœur, pour le moins confus.

— Tu es toujours là, Deux-Ours ?

— Oui.

Jane le dévisagea, énigmatique.

— Que dirais-tu d'une petite balade en ville ?

— Où ça, rétorqua Sam, tu veux dire dans le quartier ?

— C'est moi qui invite, assura-t-elle. Tu aimes ça, boire ?

— Hum, toi aussi on dirait, non ?

Jane secoua la tête :

— Pour toi, je veux bien faire une exception.

Sam n'était pas sûr de comprendre. Qu'importe :

— Je veux bien t'accompagner dans un bar, mais avec mon costume de poivrot, pas sûr qu'ils me laissent rentrer.

— J'en fais mon affaire ! s'écria-t-elle, soudain requinquée.

Il bougonna (ça se voyait qu'elle ne vivait pas dans la rue), mais Jane avait l'air de s'en moquer.

— Cesse de grogner, Deux-Ours, fit-elle en écrasant sa cigarette sous son pied valide.

Elle leva les yeux vers lui :

— Aide-moi plutôt à me lever…

*

Sam la tint contre lui et son pouls battit plus vite, plus fort. Depuis combien de temps n'avait-il pas respiré ce parfum de femme, senti la chaleur d'une peau si douce et si proche, ses bras accrochés à lui, ses cheveux ; le Lakota se sentait investi d'une mission importante. Jane ne tenait plus qu'à ses fils, mais il ne laisserait pas tomber sa poupée amputée, jamais. Pour la première fois depuis que le Cercle avait été brisé, le cœur de Sam avait quelque chose à donner.

Ils ne parlaient pas, trop occupés à marcher droit. Ils allèrent ainsi jusqu'aux lumières de Haight-Ashbury, ses restaurants bio et ses bars animés, où les silhouettes des gens s'égaillaient comme des mirages.

— Tu veux aller où ?

Les yeux de Jane roulaient sous les étoiles blafardes.

— Où tu veux, dit-elle.

— Où je veux ? Mais je connais rien, plaida Sam, je suis pas d'ici.

— Non, convint Jane : tu es de Wounded Knee, Dakota… Comme moi ce soir. C'est beau, non ?

Sam grogna — c'était surtout trop beau pour être vrai. Il la soutenait depuis le banc du Golden Gate Park, Jane ne pesait rien, que sa misère partagée ; il pouvait l'amener n'importe où.

— Alors ? fit-il en désignant les enseignes des bras qui clignotaient sous leurs pas.

— Le premier, là, dit-elle du bout du nez, avec la devanture rouge…

L'Alembic. Sam jeta un œil inquisiteur à l'entrée, ne repéra aucun portier, en profita pour mener Jane à l'intérieur.

L'atmosphère, bruyante et joviale, contrastait à peine avec le décor postpunk du bar de nuit : des tabourets en moumoute zébrée ou léopard sur un plancher rustique, des têtes de mort souriantes sous les rares spots qui éclairaient d'impressionnantes rangées de bouteilles et un plafond en fer-blanc martelé. La barmaid, au look gothique, avait manifestement forcé sur l'alcool, encouragée par un tube des Sex Pistols et le couple installé à l'autre bout du comptoir qui plaisantait avec elle.

Sam déposa Jane sur un tabouret, le temps pour la barmaid de noter leur présence au comptoir.

— Salut, ça va ?! lança-t-elle depuis son décolleté pigeonnant. Qu'est-ce que je vous sers ?

Ses tatouages représentaient des roses rouges aux épines de sang.

— Tu bois quoi ? fit Jane.

— Je ne sais pas, comme toi, une bière…

— OK, répondit-elle à la punkette. Deux bloody mary, s'il te plaît.

Le couple d'amoureux s'embrassait à l'autre bout du comptoir, des touristes bourrés avaient investi les quelques tables, lui dévorait Jane des yeux, écureuil tombé du nid dans un parc trop grand pour eux.

— C'est pas souvent qu'on me paie un verre, commenta-t-il.

— C'est parce que tu bois trop, Deux-Ours !

Sam guettait les réactions des buveurs, mais personne ne semblait s'offusquer de son accoutrement minable.

La barmaid empila la glace, noya le tout de vodka, fit quelques pitreries d'avinée qui firent rire un public conquis d'avance, et déposa bientôt les cocktails sur le comptoir humide. Jane paya aussitôt, abandonnant la monnaie à la punkette survoltée.

— À la vie, Deux-Ours ! s'esclaffa-t-elle en trinquant. À la vie qui fout le camp !

Sûr que son sourire ne valait rien. Le cocktail, lui, était délicieux.

— Qu'est-ce qui t'est arrivé ? s'enhardit Sam à la deuxième gorgée. Pour que tu sois comme ça ?

— Comme ça ? fit-elle en désignant sa prothèse. Bah, j'ai pris mon pied un jour où je n'en pouvais plus en le mettant dans un broyeur. Ou alors j'ai été amputée sur un champ de bataille, reprit-elle avec une joie mauvaise. Ou je suis née comme ça : avec un bout de ferraille articulé au genou. Tu choisis.

Elle redevenait méchante. Méchante envers elle-même. Sam comprenait ça, son cœur aussi était malade.

— Je ne parlais pas spécialement de ta jambe, dit-il. Je me demandais seulement comment quelqu'un comme toi pouvait se retrouver avec quelqu'un comme moi, dans ce bar ; pourquoi tu erres la nuit dans les rues… Pourquoi je t'ai suivie.

Jane soupira sur son tabouret zèbre.

— Nos destins sont liés, Deux-Ours, dit-elle bientôt. C'est la nuit qui nous a réunis.

Il hocha la tête comme devant un enfant.

— Tu ne réponds pas, ou alors à côté.

Jane ne dit rien, préféra changer de sujet.

— Parle-moi plutôt de toi, Deux-Ours.

C'était bien la dernière chose sur laquelle il avait envie de s'épancher.

— Il n'y a pas grand-chose à dire. Pauvreté, désœuvrement, alcool, chômage, fuite. À mettre dans l'ordre que tu veux… Mon histoire est tellement banale qu'elle ne vaut pas une ligne, dans aucun livre, ni même que je te la raconte.

Sam était bourré, mais pas au point de partir dans une de ces tirades mythomanes qu'affectionnent les ivrognes. La vérité était lâche, sans pitié pour les loosers congénitaux de son espèce peau-rouge. Jane ne broncha pas, solidaire sans doute. Sa tête dodelinait au-dessus du verre.

— Tu as un métier ? demanda Sam.

— Hum ?

Elle releva le nez de son verre.

— Je suis sûr que tu fais autre chose de ta vie que traîner dans la rue, avança-t-il.

Jane dressa un ravissant sourcil :

— Ah oui, qu'est-ce qui te fait croire ça ?

— Ce n'est pas un endroit pour toi.

— Tu me mettrais dans quelle case : rebut ?

Elle avait surtout le don de le mettre au pied du mur.

— Je t'ai déjà dit que tu étais belle comme tu étais.

— Comme j'étais, oui.

Elle avala la moitié du bloody mary, accrochée à sa paille, en le tenant dans sa ligne de mire. Il ne saurait rien de sa vie.