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— Moi je les trouve belles, ça me donne envie d’aller à la plage. »

Laure a dit cela pour encourager le photographe à en faire encore une série de dix, mais elle ne le pense pas vraiment. Si au moins ce travail de tricoteuse concernait des collections d’objets venus d’Alaska ou du Groenland, ses terres à elle. Mais le hasard du chantier de numérisation fait qu’elle est tombée au beau milieu des séries de photos de la collection du prince Roland Bonaparte, des dizaines de plages corses en noir et blanc.

Roland était le descendant direct du plus intelligent des frères de Napoléon, Lucien, celui qui aimait les artistes et les jolies femmes, qui a fini brouillé avec l’Empereur. Le prince Roland, qui portait une moustache de grognard, avait épousé en 1880 la fille du fondateur du casino de Monte-Carlo et il avait toute sa vie disposé d’une immense fortune. Grand savant, voyageur, botaniste, spéléologue, pionnier de l’aviation, il s’était passionné pour l’ethnologie avant tout le monde, et une partie de sa vaste bibliothèque avait été donnée, après sa mort, au musée de l’Homme. Des livres, des documents, des manuscrits, des photographies qui avaient été installés quai Branly, avec tout le reste de la documentation ethnologique de l’ancien musée de la colline de Chaillot. On y trouvait des photos qui concernaient la Nouvelle-Guinée, l’île Maurice ou le Surinam, et aussi des séries prises en Corse, ce qui est bien le moins pour un Bonaparte. Pas question de les dissocier du fonds ni de leur réserver un sort particulier : ces portefeuilles d’images qui n’avaient pas vraiment été ouverts depuis la mort du prince aventurier en 1924 devaient être photographiés page par page. Quand il n’y avait plus de photos à faire en prévision de telle exposition Sepik ou Dogon, Eudes reprenait avec constance la numérisation au long cours des milliers de clichés Bonaparte. Au temps du prince Roland, l’ethnographie était une sorte de sport élégant, qui réunissait quelques passionnés du monde entier — et cela dura jusqu’assez tard dans le XXe siècle. Le musée avait ainsi organisé une exposition sur les trésors rapportés des mers du Sud par le bateau La Korrigane, armé par de riches aristocrates cultivés, lassés de la vie oisive, décidés à sauver une partie du patrimoine de l’humanité. Puis l’ethnologie était devenue une science, confiée à des pontes du CNRS, institution qu’Eudes n’appelait jamais autrement que « Centre national repos et santé ». Jules Ferry l’avait depuis longtemps emporté sur Jules Verne.

« Ce que j’aime chez toi, dit Eudes, c’est que tu n’as pas décidé d’étudier les Inuits ou les masques de Kodiak. Une Canadienne spécialiste de l’Afrique, ça va dans le bon sens. Dans la peinture ancienne, tu vois, il y a bien longtemps que les spécialistes des primitifs siennois du XVe siècle ne sont pas tous nés en Toscane. On n’est pas encore tout à fait arrivé au moment où il y aura des Béninois spécialistes de textiles khmers ou des Mexicains soutenant des thèses sur l’esthétique du fleuve Amour, mais, tu vois, il y a vingt ans, je me souviens de l’époque où on désespérait de trouver un Béninois pour étudier les bronzes du palais d’Abomey.

— Quand on aura un descendant du dernier empereur inca qui s’intéressera à mes masques d’Alaska ou aux artistes aborigènes d’aujourd’hui, c’est que cette planète sera devenue adulte.

— Tu parles d’or. Tu ne les aimes pas toi, les masques de Kodiak ?

— Je suis folle de ceux qui ont été rapportés par Alphonse Pinart : ils sont beaux, étranges, drôles, magiques ! Pinart c’était mon dieu quand j’étais au lycée. J’avais sa photo, celle où il est avec son kayak, dans ma chambrette ! Quelle moustache lui aussi ! Il devait être tellement musclé après avoir ramé comme ça pendant des jours. Il a fait la traversée en solitaire d’Unalaska à Kodiak.

— Lui aussi, il venait, comme le prince Bonaparte, d’une famille très riche, des maîtres de forges du Nord.

— Il a tout compris, tout observé, il a légué ce qu’il avait collecté au vieux musée d’ethnographie du Trocadéro et à Boulogne-sur-Mer. J’y suis allée, tu sais, Eudes ? Il a tout vu : les Antilles, Tahiti, l’île de Pâques, le Mexique, il a découvert le crâne de cristal…

— Là, je t’arrête. C’était un faux. Probable travail d’une cristallerie allemande du XIXe siècle. On a identifié au microscope les traces des meules qui ont servi au polissage, expertise scientifique formelle.

— Mais c’est beau, non ? ça fait rêver. Pinart est mort dans la misère, sa veuve a fini ses jours comme simple ouvrière. Je crois que je serais tombée en amour si je l’avais connu moi, cet homme-là !

— Tu aurais été prête à t’appeler madame Pinart ?

— Mais tout le monde m’appelait comme ça, tu sais, à l’école ! Je l’admirais ! Il est mort en 1911. Je connaissais chacun de ses voyages. Mais bon, si j’avais su que j’aurais pu rêver de devenir une princesse Bonaparte… »

Parmi les photographies, collée contre la page suivante de l’album — ils en étaient à « plage du Liamone », une immense étendue de sable avec de temps à autre quelques rochers —, une grande enveloppe, marquée du timbre sec de l’aigle impériale en léger relief, attira leur attention. Laure l’ouvrit, s’attendant à trouver un négatif sur papier salé.

Un petit cahier d’apparence très ancienne apparut. Elle déplia avec soin une dizaine de pages d’une écriture brune, sur un parchemin durci, qui n’avait rien à voir avec les clichés des plages. Dans la même enveloppe se trouvaient quatre pages recto verso, à l’encre violette, sur un papier très fin : une graphie du XIXe siècle.

« Tu crois, Eudes, que je devrais mettre les gants blancs ?

— Les gants de Mickey ? On a ça dans un coin. Ils ne servent que quand on a un tournage pour la télé. Ça m’a l’air très vieux, ça, Moyen Âge ou Renaissance, ça n’a rien à faire chez nous.

— Regarde, c’est sans doute la transcription du document. C’est de l’espagnol. Tu le parles ?

— Non, toi non plus ? On n’a même pas besoin de déranger le conservateur spécialiste des mondes hispaniques, on va bien trouver quelqu’un qui parle espagnol parmi les étudiants qui viennent tous les matins à la médiathèque, qui nous dira ce que ça fait là. Il était étrange ce Roland Bonaparte. Tu sais qu’il s’était fait construire un palais, à Paris, avec vue imprenable sur la tour Eiffel et une bibliothèque colossale.

— Je sais, c’est devenu l’hôtel Shangri-La. Tu m’invites au bar ?

— Tu es arrivée depuis combien de temps à Paris, déjà ? Tu connais le bar du Shangri-La ? L’ombre de Roland Bonaparte ne nous en voudra pas, on boira à sa mémoire ! Il est le père de Marie Bonaparte, la psychanalyste géniale qui a sauvé Sigmund Freud…

— C’est pour ça qu’on entend des gens qui posent toujours des questions si profondes au bar. Tu aimes la déco ?

— Le faux Empire, il n’y a rien de pire. Laisse les albums ouverts, et le petit cahier du Moyen Âge. Il va falloir qu’on le montre à la conservatrice, à mon avis elle va le classer sous une cote différente. Elle va s’arracher les cheveux pour comprendre ce que cela faisait là. Nous venons d’enrichir les collections du musée, un numéro de plus sur le registre d’inventaire, ça se fête !