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Enfin, les voici, les Taïnos. C’est du moins ce qui est écrit sur la paroi de verre. Sauf que la haute vitrine est vide. Elle attendait des sculptures, des objets, des vestiges. Il n’y a plus rien.

DU DANGER DES NOUVEAUX COCKTAILS ET DU HAKA

« Disparu, tu es certaine ? On ne l’avait pas rangé sur l’étagère avant de partir ? »

Eudes ne s’affole pas. Ils sont rentrés à l’heure dite, après une consommation raisonnable de cocktails et les idées encore assez claires. Il était indispensable de goûter le mélange de la vodka et de la betterave, avec un peu de gingembre et de framboise, ou le potimarron mêlé à l’eau-de-vie de noisette et au sirop de cannelle, deux des créations de la nouvelle collection. L’ethnologie, c’est tester les traditions locales, observer leurs mutations, mesurer la part d’héritage et d’innovation, avec un zeste de fantaisie. Ils ont surtout beaucoup ri. Laure a rappelé cette vieille plaisanterie au sujet des explorateurs, dans ce monde où il ne reste plus grand-chose à explorer, qui choisissent des objets d’étude qui leur permettent de ne pas trop perdre de vue le mode de vie occidental : « Encore un qui a fait son terrain dans les cinq étoiles. » Le « terrain », au temps de Lévi-Strauss, c’était sacré, cela donnait légitimité et légende — et il était recommandé, avant d’aller chez les Nambikwara, d’avoir lu Baudelaire et Proust. Puis on avait vu arriver une génération d’ethnologues qui passaient deux mois sur le terrain et bassinaient des amphithéâtres entiers avec leur récit pendant trente ans, prêts à dévoiler des vérités sur les comportements humains, les femmes chamanes et la quadrature du cercle polaire avec des airs de prestidigitateurs faisant sortir un lapin d’un chapeau. Eudes les avait côtoyés, et c’était lui, le photographe inculte, qui les collait sur Modeste Mignon, Lucien de Rubempré ou Mme de Marsantes. L’étude du bar du Shangri-La, lieu de brassage de populations venues du monde entier, aurait pu fournir un bon sujet de doctorat. Ils en avaient tiré de vastes conclusions, tous les deux. Ils s’étaient même fait goûter leurs cocktails, sans que Laure se mette à rougir. Dans la petite salle des prises de vue, entre les grands parapluies blancs, ils ne riaient plus du tout.

Pour entrer dans cette pièce, ils sont passés comme d’habitude devant la guérite de verre où se trouvent en permanence deux gardiens. Après le portillon qu’on ouvre avec son badge, la porte de droite mène aux réserves et celle de gauche au studio photo. Une caméra de surveillance filme les allées et venues. Les soutes du grand navire ressemblent à un centre de recherches secret dans un film de James Bond. Rien ne peut s’évaporer.

Pourtant, le cahier de parchemin qu’ils venaient de sortir de son enveloppe ne se trouve plus sur la table.

« Tu avais commencé à le photographier, je ne sais plus ?

— Toi, tu as un peu bu ! J’avais juste fait un test avec la première page. Il était là, au centre, sous l’appareil. »

Quelques feuilles venues de la nuit des temps avaient revu le jour et disparu.

Les deux gardiens ont pris un air gêné : ils s’étaient bien absentés « cinq minutes », en effet, mais à la demande du président du musée en personne, qui était venu les chercher. Ils l’aiment beaucoup, M. Martin, il est comme eux fan de rugby, et il savait qu’ils seraient fous de joie s’ils pouvaient rencontrer l’équipe des All Blacks. Les Néo-Zélandais étaient déjà passés en 2007 pour un mois de fêtes, « la mêlée des cultures », occasion de rappeler que le haka, grâce à eux, avait quitté la sphère de l’ethnologie. Les rugbymen avaient popularisé la culture des Maoris dans le monde entier. Le toit du musée avait été transformé en un terrain de jeu à XV et les photos devant la tour Eiffel avaient fait beaucoup pour le musée. Du coup, les joueurs revenaient de temps à autre, quand l’équipe transitait par Paris. Ils avaient adopté le quai Branly.

Le temps de les rencontrer, de demander des autographes, de faire des photos avec eux devant le mur végétal dans le bureau du président Martin, c’était un bon quart d’heure d’absence que les deux vigiles finirent par avouer. Cela n’arrive jamais. Les All Blacks, c’était une vraie priorité, un cas de force majeure, en plus ils étaient couverts par le président en personne, on ne pouvait rien leur reprocher.

La caméra de surveillance ? Elle était orientée vers la porte de droite, celle des réserves, la zone sensible, pas vers l’antre du photographe. Les prises d’empreintes digitales ? Le système déverrouille l’accès des salles de stockage des objets, il n’a pas été installé sur les portes des locaux techniques. Reste le portillon transparent, qui s’ouvre uniquement avec les badges : il n’est pas très difficile de l’enjamber.

« Laure, personne n’est responsable, mais j’ai bien peur qu’on nous ait volé un document.

— Il y a tant de choses qui valent des fortunes ici ! Voler ça ? Mais qui volerait dans un musée une pièce qui n’a jamais été exposée, que personne ne connaît, et, mieux encore, qui n’a aucune existence dans l’inventaire ?

— Tu as raison. C’est absurde.

— On aurait pu voler le magnifique carquois de l’Orénoque, avec ses flèches, qu’on a photographié la semaine dernière, regarde, le conservateur ne l’a pas encore replacé avec les autres objets du Venezuela. C’est une histoire de fous. Personne n’avait ouvert les albums de Roland Bonaparte depuis… »

Laure et Eudes, blêmes, connectent l’appareil de prises de vue à l’ordinateur et agrandissent la dernière image. Une page d’écriture cursive, avec quatre lignes ajoutées dans une encre plus foncée.

« On dirait bien qu’on a pris aussi les pages qui allaient avec, tu sais, probablement la transcription du texte faite par Roland Bonaparte ou son secrétaire.

— Ça nous aurait bien aidés à comprendre de quoi il s’agissait.

— Regarde le bas de la page, cette ligne, ça ressemble à une carte. On dirait que celui qui a écrit ces notes a tracé le profil d’une côte… »

AUGUSTINE RÉCRIMINE

Appuyée contre la cheminée de marbre Louis XVI 1900, ornée de rubans et de carquois du plus pur style Marie-Antoinette, qui ne devrait rien avoir à faire entre un réfrigérateur et une gazinière, dans sa cuisine, tante Augustine récrimine.

« Cette enfant est allée au musée du quai Branly sans nous. Vois-tu, Juanito, je suis extrêmement contrariée. Elle n’a rien vu évidemment. Il aurait fallu qu’on lui explique cette architecture. Tu te souviens des premières réunions avec les riverains, comme ils disaient à l’époque, petits-fours et champagne, on nous avait montré les projets, j’avais trouvé que celui de Jean Nouvel était un peu facile, c’est celui qu’ils ont choisi, bien sûr. Une architecture dessinée en fonction des collections, et puis quoi encore, comme si l’architecture devait se mettre au service des choses. Tadao Ando, ou Christian de Portzamparc avaient plus de gueule, je trouve. Ou alors Rem Koolhaas s’il avait pris la peine de rendre un projet. Bon, on l’a ce musée, on s’en contente. Tu te souviens de mon amie de l’École du Louvre, Dominique ?