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L'après-midi du 1er juillet était d'une chaleur écrasante; c'était une de ces après-midi qui se terminent mal, où l'orage finit par éclater, dispersant les corps dénudés. Le bureau de Desplechin donnait sur le quai Anatole-France. De l'autre côté de la Seine, sur le quai des Tuileries, des homosexuels circulaient au soleil, discutaient à deux ou par petits groupes, partageaient leurs serviettes. Presque tous étaient vêtus de strings. Leurs muscles humectés d'huile solaire brillaient dans la lumière, leurs fesses étaient luisantes et galbées. Tout en bavardant certains massaient leurs organes sexuels à travers le nylon du string, ou y glissaient un doigt, découvrant les poils pubiens, le début du phallus. Près des baies vitrées, Desplechin avait installé une lunette d'approche. Lui-même était homosexuel, selon la rumeur; en réalité, depuis quelque années, il était surtout alcoolique mondain. Une âpres-midi comparable à celle-ci, il avait par deux fois tenté de se masturber, l'œil collé à la lunette, fixant avec persévérance un adolescent qui avait laissé glisser son string et dont la bite entamait une émouvante ascension dans l'atmosphère. Son propre sexe était retombé, flasque et ridé, sec; il n'avait pas insisté.

Djerzinski arriva à seize heures précises. Desplechin avait demandé à le voir. Son cas l'intriguait. Il était certes courant qu'un chercheur prenne une année sabbatique pour aller travailler dans une autre équipe en Norvège, au Japon, enfin dans un de ces pays sinistres où les quadragénaires se suicident en masse. D'autres - le cas s'était fréquemment produit pendant les «années Mitterrand», années où la voracité financière avait atteint des proportions inouïes - se mettaient en quête de capital-risque et fondaient une société afin de commercialiser telle ou telle molécule; certains avaient d'ailleurs édifié en peu de temps des fortunes confortables, rentabilisant avec bassesse les connaissances acquises pendant leurs années de recherche désintéressée. Mais la disponibilité de Djerzinski, sans projet, sans but, sans le moindre début de justification, paraissait incompréhensible. À quarante ans il était directeur de recherches, quinze scientifiques travaillaient sous ses ordres; lui-même ne dépendait - et de manière tout à fait théorique - que de Desplechin. Son équipe obtenait d'excellents résultats, on la considérait comme une des meilleures équipes européennes. En somme, qu'est-ce qui n'allait pas? Desplechin força le dynamisme de sa voix: «Vous avez des projets?» Il y eut un silence de trente secondes, puis Djerzinski émit sobrement: «Réfléchir.» Ça partait mal. Se forçant à l'enjouement, il relança: «Sur le plan personnel?» Fixant le visage sérieux, aux traits aigus, aux yeux tristes qui lui faisait lace, il fut soudain terrassé par la honte. Sur le plan personnel, quoi? C'est lui-même qui était allé chercher Djerzinski, quinze ans plus tôt, à l'université d'Orsay. Son choix s'était avéré excellent: c'était un chercheur précis, rigoureux, inventif; les résultats s'étaient accumulés, en nombre considérable. Si le CNRS était parvenu à conserver un bon rang européen dans la recherche en biologie moléculaire, c'est en grande partie à lui qu'il le devait. Le contrat avait été rempli, largement.

«Naturellement, termina Desplechin, vos accès informatiques seront maintenus. Nous laisserons en activité vos codes d'accès aux résultats stockés sur le serveur, et à la passerelle Internet du centre; tout cela pour un temps indéterminé. Si vous avez besoin d'autre chose, je suis à votre disposition.»

Après le départ de l'autre, il s'approcha à nouveau des baies vitrées. Il transpirait légèrement. Sur le quai d'en face, un jeune brun de type nord-africain ôtait son short. Il demeurait de vrais problèmes en biologie fondamentale. Les biologistes pensaient et agissaient comme si les molécules étaient des éléments matériels séparés, uniquement reliés par le biais d'attractions et de répulsions électromagnétiques; aucun d'entre eux, il en était convaincu, n'avait entendu parler du paradoxe EPR, des expériences d'Aspect; aucun n'avait même pris la peine de s'informer des progrès réalisé en physique depuis le début du siècle; leur conception de l'atome était à peu près restée celle de Démocrite. Ils accumulaient des données, lourdes et répétitives, dans le seul but d'en tirer des applications industrielles immédiates, sans jamais prendre conscience que le socle conceptuel de leur démarche était miné. Djerzinski et lui-même, de par leur formation initiale de physiciens, étaient probablement les seuls au CNRS à s'en rendre compte: dès qu'on aborderait réellement les bases atomiques de la vie, les fondements de la biologie actuelle voleraient en éclats. Desplechin méditait sur ces questions alors que le soir descendait sur Seine. Il était incapable d'imaginer les voies que réflexion de Djerzinski pourrait prendre; il ne se sentait même pas en mesure d'en discuter avec lui. Il atteignait la soixantaine; sur le plan intellectuel, il se sentait complètement grillé. Les homosexuels étaient partis, maintenant, le quai était désert. Il n'arrivait plus à se souvenir de sa dernière érection; il attendait l'orage.

3

L'orage éclata vers vingt et une heures. Djerzinski écouta la pluie en avalant de petites gorgées d'un armagnac bas de gamme. Il venait d'avoir quarante ans: était-il victime de la crise de la quarantaine? Compte tenu de l'amélioration des conditions de vie les gens de quarante ans sont aujourd'hui en pleine forme, leur condition physique est excellente; les premiers signes indiquant - tant par l'apparence physique que par la réaction des organes à l'effort - qu'un palier vient d'être franchi, que la longue descente vers la mort vient d'être amorcée, ne se produisent le plus souvent que vers quarante-cinq, voire cinquante ans. En outre, cette fameuse «crise de la quarantaine» est souvent associée à des phénomènes sexuels, à la recherche subite et frénétique du corps des très jeunes filles. Dans le cas de Djerzinski, ces considérations étaient hors de propos: sa bite lui servait à pisser, et c'est tout.

Le lendemain il se leva vers sept heures, prit dans sa bibliothèque La Partie et le Tout, l'autobiographie scientifique de Werner Heisenberg, et se dirigea à pied vers le Champ-de-Mars. L'aurore était limpide et fraîche. Il possédait ce livre depuis l'âge de dix-sept ans. Assis sous un platane allée Victor-Cousin, il relut le passage du Premier chapitre où Heisenberg, retraçant le contexte de ses années de formation, relate les circonstances de sa première rencontre avec la théorie atomique:

«Cela a dû se passer, je pense, au printemps 1920. L 'issue de la première grande guerre avait semé le trouble et la confusion parmi les jeunes de notre pays. La vieille génération, profondément déçue par la défaite, avait laissé glisser les rênes de ses mains; et les jeunes se rassemblaient en groupes, en communautés petites ou grandes, pour rechercher une voie neuve, ou du moins pour trouver une boussole neuve leur permettant de s'orienter, car l'ancienne avait été brisée. C'est ainsi que, par une belle journée de printemps, je me trouvais en route avec un groupe composé d'une dizaine ou d'une vingtaine de camarades. Si j'ai bonne souvenance, cette promenade nous entraînait à travers les collines qui bordent la rive ouest du lac de Starnberg; ce lac, à chaque fois qu'une trouée se présentait à travers les rangées de hêtres d'un vert lumineux, apparaissait à gauche en dessous de nous, et semblait presque s'étendre jusqu'aux montagnes qui formaient le fond du paysage. C'est, assez étrangement, au cours de cette promenade que s'est produite ma première discussion sur le monde de la physique atomique, discussion qui devait avoir une grande signification pour moi au cours de ma carrière ultérieure.»