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Frédéric Dard

Les pèlerins de l'enfer

roman

Mon cher Simenon

Si je ne pensais pas à vous comme à un ami, c’est au romancier Georges Simenon que je dédierais ce livre.

F. D.

AVERTISSEMENT

Les héros de ce récit sont fictifs. Les personnes qui voudraient se reconnaître dans ces pages nous donneraient la réconfortante impression qu’ils sont cependant humains.

F. D.

CHAPITRE PREMIER

En 1924 la bonne société de Bourg s’enorgueillissait d’un médecin nommé Ferdinand Worms, praticien de grand mérite et homme de grande vertu. Il est assez fréquent de voir des médecins pratiquer la charité, aussi la bourgeoisie lui pardonnait-elle volontiers ce caprice et, loin de lui en tenir rigueur, avait à cœur de l’en louer.

Le docteur Worms jouissait d’un de ces physiques communs qui abritent les âmes de valeur. Il avait un regard bleu, préoccupé, des lèvres minces, pincées par un sourire oblique et un visage sans intentions au nez côteleux. Ses cheveux blonds et fins découvraient comme par transparence son crâne luisant, mais à quarante ans Ferdinand Worms ne redoutait plus la calvitie ; il avait compris qu’il demeurerait jusqu’à la vieillesse une sorte de chauve artificiel. Bien qu’il fût plutôt maigre, il possédait un cou massif de personne placide qui exagérait l’ovale de son visage. Le docteur Worms n’était pas beau, mais il savait plaire ; or le charme est à la beauté ce que la tendresse est à l’amour : un prolongement moins chatoyant mais beaucoup plus durable.

Très tôt, ses parents — un couple de colonels — lui avaient acquis un cabinet et une épouse, car, à leur avis, l’un n’allait point sans l’autre. Gens rigides, le père portait les éperons, la mère maniait la cravache. Tous deux avaient trop le culte du commandement pour ne pas apprendre à leur fils à obéir. Leur vie fut un enseignement. Ils la voulurent édifiante et n’osèrent jamais regretter cette décision. Le colonel routinier aimait la France, la discipline et les dames de bon maintien et il vénérait l’armée qui lui avait accordé tout cela. On le considérait comme un rude meneur d’hommes dont on avait vu les qualités au cours de maintes grandes manœuvres. Tout le monde regretta sa mise à la retraite avant la guerre de 1914 ; quatre ans auraient suffi à cet homme patient pour décrocher une étoile au ciel de sang.

En 1910 l’officier eut à statuer sur sa situation et celle de son hoir. Sa fortune modeste ne permettait pas simultanément l’achat de la maison de campagne susceptible d’abriter sa retraite — mot pénible pour un soldat — et du cabinet de son fils. Il fallait se décider pour l’un ou pour l’autre. Certes le père Worms aspirait à une calme campagne où son sabre aurait pu rouiller, mais il savait le poids d’une situation neuve et se serait sans aucun doute dépouillé au profit de Ferdinand, si sa femme n’avait apporté une troisième solution à laquelle se rallia la famille : un riche mariage.

Ferdinand Worms ne songeait qu’à son travail. Il voyait en chaque femme une épouse possible dont il ne récusait pas l’importance et tenait le beau sexe en trop grande estime pour se laisser émouvoir par lui. Il chercha consciencieusement parmi les riches héritières de la ville et se décida pour la fille d’un marchand de vin que l’on disait laide et sotte mais qui n’était que dodue et réservée. Cette personne lui parut particulièrement désignée pour tenir un intérieur bourgeois et procréer efficacement. Peut-être une part de calcul se mêla-t-elle à la chose et Ferdinand pensa-t-il donner confiance à sa future clientèle en produisant une épouse bourrée de santé, mais il ne fit jamais à quiconque confidences de ce genre. Il apportait dans la corbeille de mariage le passé prestigieux de son père et les promesses de son avenir. Le marchand de vin ne se fit pas trop tirer l’oreille — les gros buveurs sont cléments — il fut flatté par l’uniforme du beau-père et la profession de l’époux. Il dorait ses barriques avec les galons du colonel. C’était un homme sans façons, gros et jovial, dans les veines duquel coulait un vin épais. Il s’appelait François Borecque et s’en montrait très fier. Cette facilité à se satisfaire de faits aussi naturels dénote un esprit simple qui tend hélas ! à disparaître. Il maria sa fille, paya un cabinet boulevard de Brou et recommanda son gendre à toutes les « cirrhoses du foie » de la ville. « Vous savez, disait-il d’un air matois à ses amis, vous n’avez guère de mine ces temps-ci, votre figure est jaune comme un canard plumé ; allez donc trouver notre docteur, allez-y de ma part ; si, si, le gendre vous fera un prix ». Le salon d’attente du jeune médecin fut vite très fréquenté ; au moindre bobo, on allait voir Ferdinand Worms ; par curiosité, autant que par sympathie pour le père Borecque d’abord ; ensuite parce qu’il satisfaisait ses pratiques. Il prenait un air réfléchi qui inquiétait et mettait en confiance tout à la fois. Il avait une façon de vous flairer et d’aller droit au mal qui tenait du prodige. « Il connaît son affaire » pensaient les malades en se rajustant. Et comme, par égard pour les recommandations de son beau-père, il tenait des prix modestes, sa réputation ne tarda pas à s’affirmer.

La fille Borecque se prénommait Blanche. C’est là un prénom de tout repos qu’elle méritait et justifiait pleinement. Elle était blonde et grasse, trop timide comparativement à l’importance de sa dot, et d’un caractère passif, prompt à se satisfaire comme celui du marchand de vin. Elle fut bien aise d’être mariée à un médecin et s’appliqua à l’aimer. Comme elle l’admirait et le craignait ce lui fut facile. Elle s’intégra à la maison, ouatant la vie du docteur. Elle allait à la messe sans enthousiasme mais pour perpétuer au profit de son mari cette habitude qui s’était avérée utile à son père. Blanche savait combler son existence avec de menus soucis ménagers. Elle possédait en fait de distractions une servante docile, quelques amies bavardes et une collection de pauvres recommandables, cependant elle manifesta bientôt le désir d’enfanter. C’est un peu par ce souhait que les jeunes filles bien pensantes rejoignent les libertines fatiguées. Ferdinand Worms n’eut garde d’accéder à cette importante mais légitime requête. Il ne voulait pas se multiplier avant de s’être pleinement réalisé, avant de jouir d’une situation et d’une renommée. Seuls, les hommes ayant connu les affres des chiffres ambitionnent que leurs enfants soient en naissant les fils de leur père. En 1919 il songea à satisfaire son épouse, mais il différa sa résolution le 3 août et reporta le projet à une date ultérieure. C’était un homme prudent. Sa femme eut l’esprit de ne pas se formaliser et s’abstint de juger hâtivement la carence du docteur, dont en quatre ans elle avait pu apprécier la sagesse.

Bien que fils d’officier — ou peut-être à cause de cela — Ferdinand Worms n’était pas militariste. Il considéra la mobilisation un peu comme une épidémie et l’esquiva savamment. Savoir comment n’est pas notre fait. Le système D et les aréopages évoluent très lentement, point n’est besoin de révéler de pernicieux échappatoires susceptibles d’être mis à profit au cours des guerres à venir.

Le colonel habitait aux environs de Meximieux une coquette bicoque bressane. Le quatre août, il se précipita à Bourg afin de reprendre du service. Avant de se rendre à la Préfecture, il passa chez son fils qui lui découvrit séance tenante une obturation du pylore nécessitant une proche opération. Ce diagnostic arrêta l’élan du retraité. « Vois, Ferdinand, s’exclama-t-il, comme le hasard est maudit. Tu es témoin de mon patriotisme. Enfin puisque mon corps n’est plus aussi neuf que mon âme, je m’incline. Espérons que la France vaincra quand même. »