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Si je ne me trompe, les quinquévirs déjà nommés soupçonnaient vaguement que parmi ces étrangers se trouvaient des membres d’autres groupes inconnus d’eux et secrètement organisés dans la ville par le même Verkhovensky; aussi tous les visiteurs s’observaient-ils les uns les autres d’un air défiant, ce qui donnait à la réunion une physionomie fort énigmatique et jusqu’à un certain point romanesque. Du reste, il y avait aussi là des gens à l’abri de tout soupçon, par exemple, un major, proche parent de Virguinsky; cet homme parfaitement inoffensif n’avait même pas été invité, mais il était venu de son propre mouvement fêter le maître de la maison, en sorte qu’il avait été impossible de ne pas le recevoir. Virguinsky savait, d’ailleurs, qu’il n’y avait à craindre aucune délation de la part du major, car ce dernier, tout bête qu’il était, avait toujours aimé à fréquenter les libéraux avancés; sans sympathiser personnellement avec eux, il les écoutait très volontiers. Bien plus, lui-même avait été compromis: on s’était servi de lui pour répandre des ballots de proclamations et de numéros de la Cloche; il n’aurait pas osé jeter le moindre coup d’œil sur ces écrits, mais refuser de les distribuer lui eût paru le comble de la lâcheté. Encore à présent il ne manque pas en Russie de gens qui ressemblent à ce major. Les autres visiteurs offraient le type de l’amour-propre aigri ou de l’exaltation juvénile: c’étaient deux ou trois professeurs et un nombre égal d’officiers. Parmi les premiers se faisait surtout remarquer un boiteux âgé de quarante-cinq ans qui enseignait au gymnase; cet homme était extrêmement venimeux et d’une vanité peu commune. Dans le groupe des officiers je dois signaler un très jeune enseigne d’artillerie sorti récemment de l’école militaire et arrivé depuis peu dans notre ville où il ne connaissait encore personne. Durant cette soirée il avait un crayon à la main, ne prenait presque aucune part à la conversation, et écrivait à chaque instant quelque chose sur son carnet. Tout le monde voyait cela, mais on feignait de ne pas s’en apercevoir. Au nombre des invités de Virguinsky figurait aussi le séminariste désœuvré qui, conjointement avec Liamchine, avait joué un si vilain tour à la colporteuse d’évangiles; ce gros garçon, aux manières très dégagées, montrait dans toute sa personne la conscience qu’il avait de son mérite supérieur. À cette réunion assistait également, je ne sais pourquoi, le fils de notre maire, jeune homme prématurément usé par le vice, et dont le nom avait déjà été mêlé à des aventures scandaleuses. Il ne dit pas un mot de toute la soirée. Enfin, je ne puis passer sous silence un collégien de dix-huit ans qui paraissait très échauffé; ce morveux, – on l’apprit plus tard avec stupéfaction, – était à la tête d’un groupe de conspirateurs recrutés parmi les grands du gymnase. Chatoff dont je n’ai pas encore parlé était assis à un coin de la table, un peu en arrière des autres; silencieux, les yeux fixés à terre, il refusa de prendre du thé et garda tout le temps sa casquette à la main, comme pour montrer qu’il n’était pas venu en visiteur, mais pour affaire, et qu’il s’en irait quand il voudrait. Non loin de lui avait pris place Kiriloff; muet aussi, l’ingénieur tenait son regard terne obstinément attaché sur chacun de ceux qui prenaient la parole, et il écoutait tout sans donner la moindre marque d’émotion ou d’étonnement. Plusieurs des invités, qui ne l’avaient jamais vu auparavant, l’observaient à la dérobée d’un air soucieux. Madame Virguinsky connaissait-elle l’existence du quinquévirat? Je suppose que son mari ne lui avait rien laissé ignorer. L’étudiante, naturellement, était étrangère à tout cela, mais elle avait aussi sa tâche; elle comptait ne rester chez nous qu’un jour ou deux, ensuite son intention était de se rendre successivement dans toutes les villes universitaires pour «prendre part aux souffrances des pauvres étudiants et susciter chez eux l’esprit de protestation». Dans ce but, elle avait rédigé un appel qu’elle avait fait lithographier à quelques centaines d’exemplaires. Chose curieuse, le collégien et l’étudiante qui ne s’étaient jamais rencontrés jusqu’alors se sentirent, à première vue, des plus mal disposés l’un pour l’autre. Le major était l’oncle de la jeune fille, et il ne l’avait pas vue depuis dix ans. Quand entrèrent Stavroguine et Verkhovensky, mademoiselle Virguinsky était rouge comme un coquelicot; elle venait d’avoir une violente dispute avec son oncle au sujet de la question des femmes.

II

Sans presque dire bonjour à personne, Verkhovensky alla s’asseoir fort négligemment au haut bout de la table. Un insolent dédain se lisait sur son visage. Stavroguine s’inclina poliment. On n’attendait qu’eux; néanmoins, comme si une consigne avait été donnée dans ce sens, tout le monde feignait de remarquer à peine leur arrivée. Dès que Nicolas Vsévolodovitch se fut assis, la maîtresse de la maison s’adressa à lui d’un ton sévère: