– Comment, que vous importe? Comment, que vous importe? s’exclama-t-on autour de lui. Plusieurs se levèrent précipitamment.
– Permettez, messieurs, permettez, dit très haut le boiteux, – M. Verkhovensky n’a pas répondu non plus à la question, il s’est contenté de la poser.
Cette remarque produisit un effet extraordinaire. Tout le monde se regarda. Stavroguine éclata de rire au nez du boiteux et sortit, Kiriloff le suivit. Verkhovensky s’élança sur leurs pas et les rejoignit dans l’antichambre.
– Que faites-vous de moi? balbutia-t-il en saisissant la main de Nicolas Vsévolodovitch qu’il serra de toutes ses forces. Stavroguine ne répondit pas et dégagea sa main.
– Allez tout de suite chez Kiriloff, j’irai vous y retrouver… Il le faut pour moi, il le faut!
– Pour moi ce n’est pas nécessaire, répliqua Stavroguine.
– Stavroguine y sera, décida Kiriloff. – Stavroguine, cela est nécessaire pour vous. Je vous le prouverai quand vous serez chez moi.
Ils sortirent.
CHAPITRE VIII LE TZAREVITCH IVAN.
Le premier mouvement de Pierre Stépanovitch fut de retourner à la «séance» pour y rétablir l’ordre, mais, jugeant que cela n’en valait pas la peine, il planta là tout, et, deux minutes après, il volait sur les traces de ceux qui venaient de partir. En chemin il se rappela un péréoulok qui abrégeait de beaucoup sa route; enfonçant dans la boue jusqu’aux genoux, il prit cette petite rue et arriva à la maison Philippoff au moment même où Stavroguine et Kiriloff pénétraient sous la grand’porte.
– Vous êtes déjà ici? observa l’ingénieur; – c’est bien. Entrez.
– Comment donc disiez-vous que vous viviez seul? demanda Stavroguine qui, en passant dans le vestibule, avait remarqué un samovar en train de bouillir.
– Vous verrez tout à l’heure avec qui je vis, murmura Kiriloff, – entrez.
– Dès qu’ils furent dans la chambre, Verkhovensky tira de sa poche la lettre anonyme qu’il avait emportée tantôt de chez Lembke, et la mit sous les yeux de Stavroguine. Tous trois s’assirent. Nicolas Vsévolodovitch lut silencieusement la lettre.
– Eh bien? demanda-t-il.
– Ce que ce gredin écrit, il le fera, expliqua Pierre Stépanovitch. – Puisqu’il est dans votre dépendance, apprenez-lui comment il doit se comporter. Je vous assure que demain peut-être il ira chez Lembke.
– Eh bien, qu’il y aille.
– Comment, qu’il y aille? Il ne faut pas tolérer cela, surtout si l’on peut l’empêcher.
– Vous vous trompez, il ne dépend pas de moi. D’ailleurs, cela m’est égal; moi, il ne me menace nullement, c’est vous seul qui êtes visé dans sa lettre.
– Vous l’êtes aussi.
– Je ne crois pas.
– Mais d’autres peuvent ne pas vous épargner, est-ce que vous ne comprenez pas cela? Écoutez, Stavroguine, c’est seulement jouer sur les mots. Est-il possible que vous regardiez à la dépense?
– Est-ce qu’il faut de l’argent?
– Assurément, deux mille roubles ou, au minimum, quinze cents. Donnez-les moi demain ou même aujourd’hui, et demain soir je vous l’expédie à Pétersbourg; du reste, il a envie d’y aller. Si vous voulez, il partira avec Marie Timoféievna, notez cela.
Pierre Stépanovitch était fort troublé, il ne surveillait plus son langage, et des paroles inconsidérées lui échappaient. Stavroguine l’observait avec étonnement.
– Je n’ai pas de raison pour éloigner Marie Timoféievna.
– Peut-être même ne voulez-vous pas qu’elle s’en aille? dit avec un sourire ironique Pierre Stépanovitch.
– Peut-être que je ne le veux pas.
Verkhovensky perdit patience et se fâcha.
– En un mot, donnerez-vous l’argent ou ne le donnerez-vous pas? demanda-t-il en élevant la voix comme s’il eût parlé à un subordonné. Nicolas Vsévolodovitch le regarda sérieusement.
– Je ne le donnerai pas.
– Eh! Stavroguine! Vous savez quelque chose, ou vous avez déjà donné de l’argent! Vous… vous amusez!
Le visage de Pierre Stépanovitch s’altéra, les coins de sa bouche s’agitèrent, et tout à coup il partit d’un grand éclat de rire qui n’avait aucune raison d’être.
– Vous avez reçu de votre père de l’argent pour votre domaine, observa avec calme Nicolas Vsévolodovitch. – Maman vous a versé six ou huit mille roubles pour Stépan Trophimovitch. Eh bien, payez ces quinze cents roubles de votre poche. Je ne veux plus payer pour les autres, j’ai déjà assez déboursé comme cela, c’est ennuyeux à la fin… acheva-t-il en souriant lui-même de ses paroles.
– Ah! vous commencez à plaisanter…
Stavroguine se leva, Verkhovensky se dressa d’un bond et machinalement se plaça devant la porte comme s’il eût voulu en défendre l’approche. Nicolas Vsévolodovitch faisait déjà un geste pour l’écarter, quand soudain il s’arrêta.
– Je ne vous cèderai pas Chatoff, dit-il.
Pierre Stépanovitch frissonna; ils se regardèrent l’un l’autre.
– Je vous ai dit tantôt pourquoi vous avez besoin du sang de Chatoff, poursuivit Stavroguine dont les yeux lançaient des flammes. – C’est le ciment avec lequel vous voulez rendre indissoluble l’union de vos groupes. Tout à l’heure vous vous y êtes fort bien pris pour expulser Chatoff: vous saviez parfaitement qu’il se refuserait à dire: «Je ne dénoncerai pas», et qu’il ne s’abaisserait point à mentir devant nous. Mais moi, pour quel objet vous suis-je nécessaire maintenant? Depuis mon retour de l’étranger, je n’ai pas cessé d’être en butte à vos obsessions. Les explications que jusqu’à présent vous m’avez données de votre conduite sont de pures extravagances. En ce moment vous insistez pour que je donne quinze cents roubles à Lébiadkine, afin de fournir à Fedka l’occasion de l’assassiner. Je le sais, vous supposez que je veux en même temps me débarrasser de ma femme. En me liant par une solidarité criminelle, vous espérez prendre de l’empire sur moi, n’est-ce pas? Vous comptez me dominer? Pourquoi y tenez-vous? À quoi, diable, vous suis-je bon? Regardez-moi bien une fois pour toutes: est-ce que je suis votre homme? Laissez-moi en repos.
– Fedka lui-même est allé vous trouver? articula avec effort Pierre Stépanovitch.
– Oui, je l’ai vu; son prix est aussi quinze cents roubles… Mais, tenez, il va lui-même le confirmer, il est là… dit en tendant le bras Nicolas Vsévolodovitch.
Pierre Stépanovitch se retourna vivement. Sur le seuil émergeait de l’obscurité une nouvelle figure, celle de Fedka. Le vagabond était vêtu d’une demi-pelisse, mais sans chapka, comme un homme qui est chez lui; un large rire découvrait ses dents blanches et bien rangées; ses yeux noirs à reflet jaune furetaient dans la chambre et observaient les «messieurs». Il y avait quelque chose qu’il ne comprenait pas; évidemment Kiriloff était allé le chercher tout à l’heure; Fedka l’interrogeait du regard et restait debout sur le seuil qu’il semblait ne pouvoir se résoudre à franchir.
– Sans doute il ne se trouve pas ici par hasard: vous vouliez qu’il nous entendît débattre notre marché, ou même qu’il me vît vous remettre l’argent, n’est-ce pas? demanda Stavroguine, et, sans attendre la réponse, il sortit. En proie à une sorte de folie, Verkhovensky se mit à sa poursuite et le rejoignit sous la porte cochère.