– Halte! Pas un pas! cria-t-il en lui saisissant le coude.
Stavroguine essaya de se dégager par une brusque saccade, mais il n’y réussit point. La rage s’empara de lui: avec sa main gauche il empoigna Pierre Stépanovitch par les cheveux, le lança de toute sa force contre le sol et s’éloigna. Mais il n’avait pas fait trente pas que son persécuteur le rattrapait de nouveau.
– Réconcilions-nous, réconcilions-nous, murmura Pierre Stépanovitch d’une voix tremblante.
Nicolas Vsévolodovitch haussa les épaules, mais il continua de marcher sans retourner la tête.
– Écoutez, demain je vous amènerai Élisabeth Nikolaïevna, voulez-vous? Non? Pourquoi donc ne répondez-vous pas? Parlez, ce que vous voudrez, je le ferai. Écoutez: je vous accorderai la grâce de Chatoff, voulez-vous?
– C’est donc vrai que vous avez résolu de l’assassiner? s’écria Nicolas Vsévolodovitch.
– Eh bien, que vous importe Chatoff? De quel intérêt est-il pour vous? répliqua Verkhovensky d’une voix étranglée; il était hors de lui, et, probablement sans le remarquer, avait saisi Stavroguine par le coude. – Écoutez, je vous le cèderai, réconcilions-nous. Votre compte est fort chargé, mais… réconcilions-nous!
Nicolas Vsévolodovitch le regarda enfin et resta stupéfait. Combien Pierre Stépanovitch différait maintenant de ce qu’il avait toujours été, de ce qu’il était tout à l’heure encore dans l’appartement de Kiriloff! Non seulement son visage n’était plus le même, mais sa voix aussi avait changé; il priait, implorait. Il ressemblait à un homme qui vient de se voir enlever le bien le plus précieux et qui n’a pas encore eu le temps de reprendre ses esprits.
– Mais qu’avez-vous? cria Stavroguine.
Pierre Stépanovitch ne répondit point, et continua à le suivre en fixant sur lui son regard suppliant, mais en même temps inflexible.
– Réconcilions-nous! répéta-t-il de nouveau à voix basse. – Écoutez, j’ai, comme Fedka, un couteau dans ma botte, mais je veux me réconcilier avec vous.
– Mais pourquoi vous accrochez-vous ainsi à moi, à la fin, diable? vociféra Nicolas Vsévolodovitch aussi surpris qu’irrité. – Il y a là quelque secret, n’est-ce pas? Vous avez trouvé en moi un talisman?
– Écoutez, nous susciterons des troubles, murmura rapidement et presque comme dans un délire Pierre Stépanovitch. – Vous ne croyez pas que nous en provoquions? Nous produirons une commotion qui fera trembler jusque dans ses fondements tout l’ordre de choses. Karmazinoff a raison de dire qu’on ne peut s’appuyer sur rien. Karmazinoff est fort intelligent. Que j’aie en Russie seulement dix sections comme celle-ci, et je suis insaisissable.
– Ces sections seront toujours composées d’imbéciles comme ceux-ci, ne put s’empêcher d’observer Stavroguine.
– Oh! soyez vous-même un peu plus bête, Stavroguine! Vous savez, vous n’êtes pas tellement intelligent qu’il faille vous souhaiter cela; vous avez peur, vous ne croyez pas, les dimensions vous effrayent. Et pourquoi sont-ils des imbéciles? Ils ne le sont pas tant qu’il vous plait de le dire; à présent chacun pense d’après autrui, les esprits individuels sont infiniment rares. Virguinsky est un homme très pur, dix fois plus pur que les gens comme nous. Lipoutine est un coquin, mais je sais par où le prendre. Il n’y a pas de coquin qui n’ait son côté faible. Liamchine seul n’en a point; en revanche, il est à ma discrétion. Encore quelques groupes pareils, et je suis en mesure de me procurer partout des passeports et de l’argent; c’est toujours cela. Et des places de sûreté qui me rendront imprenable. Brûlé ici, je me réfugie là. Nous susciterons des troubles… Croyez-vous, vraiment, que ce ne soit pas assez de nous deux?
– Prenez Chigaleff, et laissez-moi tranquille…
– Chigaleff est un homme de génie! Savez-vous que c’est un génie dans le genre de Fourier, mais plus hardi, plus fort que Fourier? Je m’occuperai de lui. Il a inventé l’ «égalité»!
Pierre Stépanovitch avait la fièvre et délirait; quelque chose d’extraordinaire se passait en lui; Stavroguine le regarda encore une fois. Tous deux marchaient sans s’arrêter.
– Il y a du bon dans son manuscrit, poursuivit Verkhovensky, – il y a l’espionnage. Dans son système, chaque membre de la société a l’œil sur autrui, et la délation est un devoir. Chacun appartient à tous, et tous à chacun. Tous sont esclaves et égaux dans l’esclavage. La calomnie et l’assassinat dans les cas extrêmes, mais surtout l’égalité. D’abord abaisser le niveau de la culture des sciences et des talents. Un niveau scientifique élevé n’est accessible qu’aux intelligences supérieures, et il ne faut pas d’intelligences supérieures! Les hommes doués de hautes facultés se sont toujours emparés du pouvoir, et ont été des despotes. Ils ne peuvent pas ne pas être des despotes, et ils ont toujours fait plus de mal que de bien; on les expulse ou on les livre au supplice. Couper la langue à Cicéron, crever les yeux à Copernic, lapider Shakespeare, voilà le chigalévisme! Des esclaves doivent être égaux; sans despotisme il n’y a encore eu ni liberté ni égalité, mais dans un troupeau doit régner l’égalité, et voilà le chigalévisme! Ha, ha, ha! vous trouvez cela drôle? Je suis pour le chigalévisme!
Stavroguine hâtait le pas, voulant rentrer chez lui au plus tôt. «Si cet homme est ivre, où donc a-t-il pu s’enivrer?» se demandait-il; «serait-ce l’effet du cognac qu’il a bu chez Virguinsky?»
– Écoutez, Stavroguine: aplanir les montagnes est une idée belle, et non ridicule. Je suis pour Chigaleff! À bas l’instruction et la science! Il y en a assez comme cela pour un millier d’années; mais il faut organiser l’obéissance, c’est la seule chose qui fasse défaut dans le monde. La soif de l’étude est une soif aristocratique. Avec la famille ou l’auteur apparaît le désir de la propriété. Nous tuerons ce désir: nous favoriserons l’ivrognerie, les cancans, la délation; nous propagerons une débauche sans précédents, nous étoufferons les génies dans leur berceau. Réduction de tout au même dénominateur, égalité complète. «Nous avons appris un métier et nous sommes d’honnêtes gens, il ne nous faut rien d’autre», voilà la réponse qu’ont faites dernièrement les ouvriers anglais. Le nécessaire seul est nécessaire, telle sera désormais la devise du globe terrestre. Mais il faut aussi des convulsions; nous pourvoirons à cela, nous autres gouvernants. Les esclaves doivent avoir des chefs. Obéissance complète, impersonnalité complète, mais, une fois tous les trente ans, Chigaleff donnera le signal des convulsions, et tous se mettront subitement à se manger les uns les autres, jusqu’à un certain point toutefois, à seule fin de ne pas s’ennuyer. L’ennui est une sensation aristocratique; dans le chigalévisme il n’y aura pas de désirs. Nous nous réserverons le désir et la souffrance, les esclaves auront le chigalévisme.
– Vous vous exceptez? laissa échapper malgré lui Nicolas Vsévolodovitch.
– Et vous aussi. Savez-vous, j’avais pensé à livrer le monde au pape. Qu’il sorte pieds nus de son palais, qu’il se montre à la populace en disant: «Voilà à quoi l’on m’a réduit!» et tout, même l’armée, se prosternera à ses genoux. Le pape en haut, nous autour de lui, et au-dessous de nous le chigalévisme. Il suffit que l’Internationale s’entende avec le pape, et il en sera ainsi. Quant au vieux, il consentira tout de suite; c’est la seule issue qui lui reste ouverte. Vous vous rappellerez mes paroles, ha, ha, ah! C’est bête? Dites, est-ce bête, oui ou non?