Julie Mikhaïlovna n’attirait pas moins les regards. Sans doute il ne m’appartient pas, et personne ne peut me demander de révéler des faits qui n’ont eu pour témoin que l’alcôve conjugale; je sais seulement une chose: le soir précédent, Julie Mikhaïlovna était allée trouver André Antonovitch dans son cabinet; au cours de cette entrevue, qui se prolongea jusque bien après minuit, le gouverneur fut pardonné et consolé, une franche réconciliation eut lieu entre les époux, tout fut oublié, et quand Von Lembke se mit à genoux pour exprimer à sa femme ses profonds regrets de la scène qu’il lui avait faite l’avant-dernière nuit, elle l’arrêta dès les premiers mots en posant d’abord sa charmante petite main, puis ses lèvres sur la bouche du mari repentant…
Aucun nuage n’assombrissait donc les traits de la gouvernante; superbement vêtue, elle marchait le front haut, le visage rayonnant de bonheur. Il semblait qu’elle n’eût plus rien à désirer; la fête, – but et couronnement de sa politique, – était maintenant une réalité. En se rendant à leurs places vis-à-vis de l’estrade, les deux Excellences saluaient à droite et à gauche la foule des assistants qui s’inclinaient sur leur passage. La maréchale de la noblesse se leva pour leur souhaiter la bienvenue… Mais alors se produisit un déplorable malentendu: l’orchestre exécuta tout à coup, non une marche quelconque, mais une de ces fanfares qui sont d’usage chez nous, au club, quand dans un dîner officiel on porte la santé de quelqu’un. Je sais maintenant que la responsabilité de cette mauvaise plaisanterie appartient à Liamchine; ce fut lui qui, en sa qualité de commissaire, ordonna aux musiciens de jouer ce morceau, sous prétexte de saluer l’arrivée des «Lembke». Sans doute il pouvait toujours mettre la chose sur le compte d’une bévue ou d’un excès de zèle… Hélas! je ne savais pas encore que ces gens-là n’en étaient plus à chercher des excuses, et qu’ils jouaient leur va-tout dans cette journée. Mais la fanfare n’était qu’un prélude: tandis que le lapsus des musiciens provoquait dans le public des marques d’étonnement et des sourires, au fond de la salle et à la tribune retentirent soudain des hourras, toujours sensément pour faire honneur aux Lembke. Ces cris n’étaient poussés que par un petit nombre de personnes, mais ils durèrent assez longtemps. Julie Mikhaïlovna rougit, ses yeux étincelèrent. Arrivé à sa place, le gouverneur s’arrêta; puis, se tournant du côté des braillards, il promena sur l’assemblée un regard hautain et sévère… On se hâta de le faire savoir. Je retrouvai, non sans appréhension, sur ses lèvres le sourire que je lui avais vu la veille dans le salon de sa femme, lorsqu’il considérait Stépan Trophimovitch avant de s’approcher de lui. Maintenant encore sa physionomie me paraissait offrir une expression sinistre et, – ce qui était pire, – légèrement comique: il avait l’air d’un homme s’immolant aux visées supérieures de son épouse… Aussitôt Julie Mikhaïlovna m’appela du geste: «Allez tout de suite trouver Karmazinoff, et suppliez-le de commencer», me dit-elle à voix basse. J’avais à peine tourné les talons quand survint un nouvel incident beaucoup plus fâcheux que le premier. Sur l’estrade vide vers laquelle convergeaient jusqu’à ce moment tous les regards et toutes les attentes, sur cette estrade inoccupée où l’on ne voyait qu’une chaise et une petite table, apparut soudain le colosse Lébiadkine en frac et en cravate blanche. Dans ma stupéfaction, je n’en crus pas mes yeux. Le capitaine semblait intimidé; après avoir fait un pas sur l’estrade, il s’arrêta. Tout à coup, dans le public, retentit un cri: «Lébiadkine! toi?» À ces mots, la sotte trogne rouge du capitaine (il était complètement ivre) s’épanouit, dilatée par un sourire hébété. Il se frotta le front, branla sa tête velue, et, comme décidé à tout, fit deux pas en avant… Soudain un rire d’homme heureux, rire non pas bruyant, mais prolongé, secoua toute sa massive personne et rétrécit encore ses petits yeux. La contagion de cette hilarité gagna la moitié de la salle; une vingtaine d’individus applaudirent. Dans le public sérieux, on se regardait d’un air sombre. Toutefois, cela ne dura pas plus d’une demi-minute. Lipoutine, portant le nœud de rubans, insigne de ses fonctions, s’élança brusquement sur l’estrade, suivi de deux domestiques. Ces derniers saisirent le capitaine, chacun par un bras, sans aucune brutalité, du reste, et Lipoutine lui parla à l’oreille. Lébiadkine fronça le sourciclass="underline" «Allons, puisque c’est ainsi, soit!» murmura-t-il en faisant un geste de résignation; puis il tourna au public son dos énorme, et disparut avec son escorte. Mais, au bout d’un instant, Lipoutine remonta sur l’estrade. Son sourire, d’ordinaire miel et vinaigre, était cette fois plus doucereux que de coutume. Tenant à la main une feuille de papier à lettres, il s’avança à petits pas jusqu’au bord de l’estrade.
– Messieurs, commença-t-il, – il s’est produit par inadvertance un malentendu comique, qui d’ailleurs est maintenant dissipé; mais j’ai pris sur moi de vous transmettre la respectueuse prière d’un poète de notre ville… Pénétré de la pensée élevée et généreuse… nonobstant son extérieur… de la pensée qui nous a tous réunis… essuyer les larmes des jeunes filles de notre province que l’instruction ne met pas à l’abri de la misère… ce monsieur, je veux dire, ce poète d’ici… tout en désirant garder l’incognito… serait très heureux de voir sa poésie lue à l’ouverture du bal… je me trompe, je voulais dire, à l’ouverture de la séance littéraire. Quoique ce morceau ne figure pas sur le programme… car on l’a remis il y a une demi-heure… cependant, en raison de la remarquable naïveté de sentiment qui s’y trouve jointe à une piquante gaieté, il nous a semblé (nous, qui? Je transcris mot pour mot ce speech confus et péniblement débité), il nous a semblé que cette poésie pouvait être lue, non pas, il est vrai, comme œuvre sérieuse, mais comme à-propos, pièce de circonstance… Bref, à titre d’actualité… D’autant plus que certains vers… Et je suis venu solliciter la permission du bienveillant public.